22/35 Et un (autre) tueur pour Biaise, un … 

Une walkyrie le caressait. C'était foutrement agréable. Et Wagner ne sonnant pas la charge, le nirvana était tout proche. Mais c’est une autre sorte de musique qui l'a arraché aux délices des mains expertes. Un bruit de claque. Le son l’a réveillé. Mal. Un petit OVNI avec un trou noir était suspendu à moins de trente centimètres de son visage, « Quoi, quoi ? »

Désorienté, Biaise a roulé sur lui-même et a chuté à bas du lit, à la renverse, les quatre fers en l'air. Ses pieds ont emporté le drap qui a fait des vagues blanches devant une silhouette qui tenait un petit pistolet et essayait de lui viser la tête. L’homme a été aveuglé un bref instant, ce voile l'empêchant de tirer.

Durant ce laps de temps, la main de Biaise s'est aplatie sur le cendrier en verre. De façon presque mécanique ses doigts se sont refermés dessus et, à genoux, il l’a projeté de toutes ses forces. Le projectile a frappé l’arête du nez de l’homme au petit pistolet. Des mégots et de la cendre froide se sont éparpillés en retombant en pluie autour de son visage. L'homme a poussé un cri de belette et porté sa main libre à la base de son nez. Puis il a grommelé un chapelet de mots incompréhensibles, des jurons très vraisemblablement, dans une sorte de sabir nordique semble-t-il mais rien ne le garantit. C'est que ça devait faire un mal de chien.

Son nez pissait le sang, des filets lui dégoulinaient entre les doigts. De fines gouttelettes ont pleuvoté sur le plancher. Il avait baissé son arme. Remis debout, Biaise ne sentait plus ses kilos. Il a sauté sur le lit, enjambé le corps d’Anna et s’est abattu sur l’homme au petit pistolet. Il l’a emprisonné dans ses bras et, lui enfonçant sa tête dans la poitrine, il l’a propulsé contre le mur. Biaise l'a écrasé de tout son poids. Sa force était décuplée. L'arrière du crâne a fait un drôle de bruit en cognant la cloison, comme si la coquille d'un œuf d'autruche se brisait. L’impact a fait rebondir la tête. La biche et les montagnes ont dégringolé du mur. Le type était devenu tout mou. De la guimauve. Un polichinelle sans ses fils. Biaise l’a lâché aussitôt. En glissant au sol, très lentement, les yeux se sont révulsés et les paupières ont papillonné comme si l’homme ne comprenait pas ce qu'il lui arrivait. D'ailleurs il ne le comprenait pas ou il refusait d’admettre l’inéluctable avant de basculer sur le côté. Mort.

L’arrière de son crâne avait imprimé une longue trainée sanguinolente sur le papier peint et ses motifs floraux naïfs. Biaise l’a fixée. Un gros clou dépassait de la cloison. Le type s’était empalé le crâne dessus. Les tripes de Biaise ont gargouillé. Il se sentait sale, dégueulasse. Et ce qu'il lui restait à faire n'était guère plaisant non plus. Il a pris une longue inspiration puis a soufflé par le nez et fouillé rapidement les poches de l'homme, qu’il n’avait jamais vu, sans trouver ni pièces d'identité ni aucun papier, et qui ne lui auraient pas été d’un très grand secours de toute façon. Dans ces moments là, la pensée s’absente. Le mort n'avait rien sur lui. Rien que son petit pistolet à la con.

Alors Biaise a pensé à Anna. A ses visions de la veille ( Il avait eu tort de se moquer. ). Elle reposait sur le lit, ne bougeait pas, l’air endormi, la tête sur le côté. Biaise l’a contemplée. Une fille adorable. Elle lui avait montré ses seins. Comme une offrande. Elle ne méritait pas une telle fin. Mais qui la méritait ? Gentille, méchante, le tueur n'avait pas fait de détails, il ne lui avait laissé aucune chance. Il lui avait tiré une balle de moins de 8 grammes, propulsée à 370 mètres à la seconde environ, derrière l’oreille à bout touchant. Le trou rouge-noir était net. Anna avait les yeux clos. Biaise n'a pas osé lui palper la tête. Biaise l’a regardée assez longtemps pour mémoriser ses traits, il lui devait bien ça, la conserver dans son esprit, mais il a gommé le trou derrière l’oreille sur l'image mentale avant de la fixer dans le coin qu’il lui avait réservé. Puis il s’est ressaisi.

Biaise avait deux cadavres sur les bras. Est-ce que ça pourrait passer pour une dispute entre amoureux qui aurait dégénéré ? Négatif. Heureusement, personne ne les avait vus entrer, personne ne devait le voir sortir. Quelqu'un allait bien finir par se manifester ou s'inquiéter du raffut dans le studio. Biaise a consulté l’heure sur le réveil. Six heures du matin, à quelques secondes près. C'est seulement à cet instant qu’il s’est aperçu qu’il était nu comme un gros ver. Aucun souvenir de s’être déshabillé. Il a ramassé ses vêtements épars et s’est habillé en toute hâte. Il a pris le pistolet sans y penser ( plus tard, sur le Web, il découvrirait l’existence du semi-automatique tchèque Ceska Zbrojovka, le modèle CZ 92, plus fin qu’un paquet de clopes ), l’a empoché et quitté le studio sans jeter un seul regard en arrière. Il avait vu trop de cadavres ces derniers temps.

Dehors, il a fait quelques pas. Il avait la tremblote du mouton. Il a fixé ses mains, s’est concentré sur elles et, malgré ses efforts, il n’est pas parvenu à les immobiliser. Elles ne lui obéissaient plus. Cette réaction était étonnante.

Biaise s’est dit que le tueur n'avait commis qu'une seule erreur, grossière et fatale. C'est lui qu'il aurait dû buter avant Anna. Quelle idée de la tuer en premier, non mais quel abruti ! C'était pourtant un pro, il avait crocheté la serrure en silence, était entré à pas de loup dans le studio, et puis il avait dû choisir Anna parce qu'elle lui économisait quelques pas, que le plancher risquait de craquer et de réveiller Biaise, mais, après tout, il n'en savait rien. Enfin si, le tueur avait fait un choix. Mauvais pour Anna, bon pour Biaise, pris dans un étau, entre culpabilité et soulagement. La vie ne tenait qu'à un fil.

Biaise s’est étonné d’être encore en vie.

Ce sentiment a été bref. Il s’est suis plié en deux et a dégueulé tout ce qu’il avait dans le ventre. Etait-ce le signe qu’il redevenait plus humain ? Que la vie peu à peu reprenait le dessus sur le parasite qui le bouffait de l'intérieur ?

Le plus drôle, la tête en bas, la gueule ouverte, les mains sur les hanches, c'est que Biaise a essayé de ne pas éclabousser ses chaussures ni le bas de son pantalon. Dérisoire. Après s'être vidé les tripes et avoir repris son souffle, il a examiné le contenu de sa gerbe. Il voulait vérifier que rien de suspect ne s'était glissé dans ses résidus alimentaires. Rassuré, Biaise s’est éloigné en allongeant le pas.

L’Homme-Sang de Jean Songe, chapitre 23/35