De la zonzon à la zad, L’art du Camouflage offensif de Nicolas Rozier

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D’un enfer carcéral clandestin au havre montagnard d’un renouveau possible, le parcours fou d’une échappée de jeunes gens, en impossible conte moderne, servi par une langue très rare.

De l’ancienne classe convertie en cellule demeuraient l’odeur de craie et les taches d’anciennes cartes. L’empreinte vivace des objets, le moulage déserté de leur forme, tout le fourniment d’une classe embaumait et dispensait l’unique chaleur de l’endroit. Nous puisions aux vestiges d’informes souvenirs qui devenaient les nôtres, ou plus simplement fixions quelque dessin de salpêtre qui nous distrayait un instant.


Je n’ai pas oublié l’heure spéciale que Lupasco appellerait plus tard « le toucher du levant ». Nous étions devenus à l’instinct, au qui-vive, les experts du petit jour. L’aube franchissait les barreaux. Plus insinuante elle se glissait, plus foudroyant était le réveil. Aux premières lueurs, les dents grinçaient. Nous passions si instantanément aux abois que l’éveil prenait, en parcourant la rangée de lits, le tintement de l’ampoule quand elle grille. En froissements brusques, on entendait les corps et bientôt le pouls collectif du dortoir. Il emplissait la cellule. À grands coups somnambules, les pulsations résonnaient, presque audibles d’un lit à l’autre, comme si elles chassaient à coups de masse les derniers monstres de la nuit. Mais très vite le cœur ralentissait, se dominait.

Outre les barreaux, seule la porte détraquait le décor. Elle était en verre martelé, de couleur jaune, assortie à l’ombre postée derrière. C’était Klaus, le kapo, qui préparait son entrée. Si nous dormions peu, à séquences courtes, lui ne dormait jamais. Il ne doublait pas la porte, il l’incorporait. Brusquement, dans un accès, il pouvait la défoncer et s’appliquait à en faire planer la menace. Il la regardait en coin, il y pensait, se réservait l’opération en tâtant le gourdin qu’il tenait en réserve. Pour nos tympans endormis, c’eût été une bombe, une volière coupante et les éclats de verre du sol au plafond. Cette porte remplacée le jour même, nous l’aurions appelée : « le tambour de verre ». Des idées du même genre, Klaus n’en manquait pas. Elles lui venaient à la longue, sans effort, il les ruminait jour et nuit.

(…)

Des repreneurs bien intentionnés en firent néanmoins un lieu de vacances pour enfants d’ouvriers ou orphelins, pour ce club d’élite des « enfants qui n’ont jamais vu la mer ». Au camp pauvrement aménagé, à l’échec des séjours au rabais précipitant sa très rapide fermeture, succédèrent les latences du complet abandon. Cette fois, le lieu crut atteindre ce dernier stade de l’enterrement à l’air libre. Mais les fossoyeurs avisés flairent de loin ces domaines presque sans âge. Bientôt, à la tombée du jour, les gens du pays, s’il en restait, aperçurent de loin le déblaiement des planches par une délégation d’hommes taciturnes, décidés, en habits sombres. Ceux-là travaillèrent pour l’anonyme tortionnaire à la tête de Narwik.

Un murmure d’enfants au cachot courait ainsi dans le bois ; un tapage, un raffut d’éclopés, de mutilés, de jeunes morts en train de jouer au fond des parois comme dans l’exiguïté d’un sépulcre. On reconnaissait sans les voir les chevilles égratignées à la course. Si la culotte et les bretelles étaient bien de l’enfance, les visages tenaient de ces masques retirés au pourrissoir des tranchées. Certains gardaient un visage entier ; il était bandé et l’on voyait le chiffon du bandage à contrejour sur fond de ciel orageux coiffant les falaises. Dans l’opacité du dortoir, l’école, le camp de vacances et le bagne croisaient leurs univers comme à travers les poutres d’une charpente effondrée. Le dortoir dont bientôt nous connûmes en détail les fissures de plafond et les nœuds de lambris, nous tenait dans cet éboulis hanté, dans ce malaise de piraterie composite, jouée par de jeunes assassinés. Cette pression revenante donnait lieu à des réveils paniques, des sursauts d’angoisse, confirmés et aggravés par la vision de cette ombre, derrière la  porte vitrée, qui nous voulait du mal, ouvertement, et n’attendait que l’occasion.

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Là où l’État raciste de Floride du « Nickel Boys » de Colson Whitehead se contentait de fermer les yeux sur les crimes perpétrés comme incidemment au sein de l’une de ses écoles de redressement, le riche homme d’affaires vieillissant qui a acheté le site et les bâtiments en déshérence de Narwik, en Normandie, s’est offert un véritable bagne privé, sous couvert néanmoins d’éducation et de rachat, pour y satisfaire ses fantasmes les plus mortels et les plus dépravés auprès d’adolescents et de très jeunes adultes plus ou moins en rupture de ban, méticuleusement récupérés dans toute l’Europe, avec le concours de juristes sans scrupules et d’efficaces hommes de main.

La situation s’envenima encore. Notre dortoir, devenu tétanique, développa une écoute surfine, suspendue aux échos de la lande. Il sembla à distance que les bourreaux se mêlaient aux dortoirs des plus jeunes, y infiltraient de faux prisonniers, de venimeux histrions singeant des terreurs nocturnes, des débâcles et des paniques dans le noir. Nous étions rompus au déchiffrement à distance des variations disciplinaires. Des cris happés et sans suite retentissaient en divers endroits de la plaine. Au premier signe d’alarme, l’angoisse glaçait le dortoir. Pendant une heure, parfois deux, nous n’échappions à aucune modulation de l’agression en cours. La cadence des nuits de calvaire s’accéléra. L’hécatombe se chiffrait à l’aube, la cour se clairsemait. Les pensionnaires périssaient ou restaient enfermés, en quarantaine. Des lueurs maladives ne quittaient plus les baraques des enfants. En contrejour, leur toit se schématisait, pareil à un tumulus sabré par l’horizon. Au menu des aggravations, l’heure de la douche avait sauté, sans préavis, réduisant la présence des plus jeunes aux clameurs échappées de cette maison basse où nous évitions de tourner le regard. Le silence, quand il se fit, fut encore plus révulsif. Les petits s’étaient tus depuis trop longtemps, nous ne voulions plus les entendre, ne surtout plus entendre la voix de ce qu’ils étaient devenus. Le sacrifice des victimes ne fit plus aucun doute. Cantonnés au dortoir, nous haussions la voix pour ignorer les derniers spasmes, ou du moins les couvrir, mais leur émission fusait sur une fréquence que l’épaisseur des murs ni nos manières bruyantes n’arrêtaient. À l’écho isolé qui soudain atteignait le dortoir, personne n’aurait su feindre la surdité ou même la distraction. Ces cris trop brefs pour être qualifiés, ces bruits de noyade dans un incubateur forçaient nos défenses, nous ébranlaient à grands coups de mauvais songe. Pris d’une aversion galopante, ce n’était plus la mort des enfants qui nous sciait les nerfs (nous pensions justement qu’elle datait), mais l’état dans lequel ils bougeaient encore et les chuintements mêlés de ceux qui les imitaient. Nous rejetions l’idée de nous laisser approcher par les restes de ces braves, sans pouvoir retenir les images macabres dérivées des sons. Les communs où périssaient cette jeunesse engluaient nos terreurs d’intuitions marécageuses où la pourriture ne meurt pas mais copule dans ses miasmes. Un enroulement visqueux, là-bas, nouait ses tentacules de cadavres.

Un dernier cri, plus long, qui voulant gémir ne fit que siffler, expira en chœur à travers nos barreaux. La nuit complète enterra ce glas. Nous rêvâmes de brasier pour nos petits frères. Detlef entonna, à voix très basse, un chant slave, rauque, inaudible. À nous six, nous étions les derniers.

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Un soir, acculés mais comme propulsés au quitte ou double, les derniers survivants du macabre jeu de chaises musicales parviennent à orchestrer une révolte sanglante, toute de furtivité et de détermination (un véritable art du camouflage offensif se déploie durant quelques pages décisives), puis à organiser l’une de ces échappées belles qui font la littérature, vaste escapade qu’ils appelleront eux-mêmes, en un réflexe très ballardien, leur « safari de béton ». En quête d’un improbable refuge montagnard encore balisé de sports d’hiver, l’échec les conduira encore plus à l’écart des sentiers battus, vers un hameau abandonné qui avoisine pourtant l’étrange résidence d’une artiste de renommée internationale et de bizarrerie consommée. Pourront-ils y soigner leurs redoutables traumatismes et s’inventer une autre vie ? Ou bien seront-ils toujours pris dans les filets retors de quelque piège psychologique insurmontable ?

Henkel (c’était son nom) se disait botaniste et artiste. Ce qu’il nous raconta à son tour valait bien nos chapitres. Aux quatre coins du monde, ses expéditions avaient défrayé la chronique. Maintes fois, ce guide désobligeant s’était plu à semer les membres de l’aventure, s’amusant à les perdre, à les regarder tourner en rond pendant qu’il dormait dans les arbres. Une fois de trop, l’équipe entière y avait laissé la peau. Henkel perdit situation et crédit et se ficha bien de la dégringolade. Au temps de ses missions subventionnées, il vivait déjà dans les branches, dans les trous, les ravins, et personne ne pouvait le supporter plus d’une heure. Ennemi impossible, il n’endurait pas les conditions extrêmes, il s’en délectait comme d’une récompense. Touareg au désert, Inuit au cercle polaire, sa résistance aux latitudes les plus hostiles tenait d’une ironie indéchiffrable qu’il pratiquait systématiquement aux dépens de ses congénères. Pour des conférences, des cours, des conseils, on ne le trouvait nulle part. Un explorateur heurtait un tas informe à l’arrière d’une hutte, sur une île invivable, c’était Henkel, méconnaissable comme un tronc mort, tel un débris d’hospice ou de dispensaire oublié des registres. Il surgissait crasseux d’un mois de jungle dans les cocktails d’ambassade, molestait les épouses et les maris, contredisait tant qu’il pouvait, humiliait ses confrères, et repartait comme il était venu ou chassé à coups de pied. Le déboisement humain, autour de lui, finit par atteindre une circonférence de planisphère. Il faisait les gros titres de toutes les coteries savantes. Il aimait les plantes, les fleurs et la peinture, du moins la sienne qu’il brossait à même les roches et les falaises où nul procès-verbal ne pouvait l’arrêter, mais pour le reste, autant négocier avec un scorpion.

André de Richaud -acrylique sur toile 146x 114 cm (2009)

André de Richaud -acrylique sur toile 146x 114 cm (2009)

On connaissait la virtuosité poétique et analytique de Nicolas Rozier depuis la belle découverte de son « L’écrouloir – Un dessin d’Antonin Artaud » en 2008. On savait aussi, de ce fait, sa passion pour celui dont Gaston Ferdière fut le psychiatre, comme le rappelait si intensément Emmanuel Venet en 2006 : on n’est donc pas réellement surpris, dans ce « D’asphalte et de nuée » publié en 2020 aux jeunes éditions Incursion, de pouvoir discerner en filigrane tant des anarchistes couronnés qu’un ombilic des limbes, de constater que la lectrice ou le lecteur seront généreusement servis en théâtre de la cruauté, et que, plus directement, « une sorte de pèse-nerfs suggestif » fera irruption le moment venu. On restera quelque peu bouche bée, en revanche, en découvrant au fil des pages avec quel talent le peintre, poète et désormais romancier assemble et fusionne des ambiances de vie nue chère à Giorgio Agamben, passées par des hachoirs que ne renieraient sans doute pas le Brian Evenson de « Un rapport », le Franz Kafka de « La colonie pénitentiaire » ou la Gabrielle Wittkop des « Départs exemplaires », avec des atmosphères montagnardes, profondément sylvestres ou presque bucoliques, qui auraient pu être rugueusement arrachées à Erri de Luca ou à Gioacchino Criaco (« Nous passions là où les bergers ne vont pas, dans les ornières où luisent des oubliettes de glaciers aux momies alpinistes »), ou avec des thébaïdes baroques et des phalanstères gothisants (on songerait par exemple à Sylvain Pattieu ou à Thomas Vinau) qui se seraient vu insuffler un post-exotisme carcéral et une tentation lovecraftienne. Nicolas Rozier construit ici pour nous, en à peine 300 pages, une cathédrale fragile, belle et cruelle, cabossée de l’intérieur et travaillée en permanence par des forces sombres, tenue audacieusement debout, dans la lumière, par la magie et la poésie diabolique d’une écriture extrêmement précise et faussement précieuse, bien rarement rencontrée ailleurs : « Entre nous et les pignons de travers montaient les enchères du beau et du bizarre ».

En dépit de ces vocations nouvelles, ou peut-être parce qu’elles avaient créé, en nous isolant à des postes séparés, le silence propice aux ruminations, Narwik remonta en flèche. Rien n’y manquait : ni les chocs mortels, inoubliables, ni les traumatismes au complet. Rien n’avait disparu et ne serait omis de cet héritage en ordre de bataille. Nul entrain ou déni n’avait érodé la mémoire des sévices ou même brouillé leur menu. Six mois s’étaient donc écoulés avant ce retour des venins et des meurtrissures, délivrés sans filtre ni atténuation amnésique. Passifs et disponibles, calés dans nos réduits comme attachés à marée basse, nous ne pouvions plus endiguer le souvenir et son lot de morsures au détail. Le barrage céda et les images affluèrent.

Nicolas Rozier - D’Asphalte et de nuée - éditions Incursion,
Hugues Charybde le 19/12/2020

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