Le jubilatoire clin d'œil politique du roman-photo "Trigger Warning"
Alain Finkielkraut et le rock électronique allemand des années 1970 en étalons improbables et joueurs d’une fable caustique et imaginative de l’effondrement contemporain et de ses modalités semi-aléatoires. Un télescopage à déguster avec soin.
Le krautrock est un courant musical apparu à la jonction des années 1960 et 1970 et dont l’appellation – dérivée du mot allemand kraut / chou – est attribuée à la presse anglaise.
Les formations les plus spontanément associées à ce courant étaient originaires d’Allemagne, prenaient beaucoup de drogues et avaient opté pour des patronymes en un mot – Can, Neu!, Faust -, en deux – Amon Düül -, ou en trois – Ash Ra Tempel.
Bien que chacune des formations développa sa propre couleur dominante, le krautrock s’apparentait à un mélange d’influences disparates, selon un canevas volontiers progressif. La forme progressive se caractérise par une propension aux structures fluides.
À la fin des années 1970, un commentateur avait écrit du krautrock qu’il n’était rien d’autre que de la musique progressive jouée par des avant-punks dans un pays d’ancien nazis, de gauchistes radicaux, et de grands empires capitalistes.
Alain Finkielkraut était un intellectuel français né en 1949. Il est mort durant la première moitié du XXIe siècle.
Au milieu des années 1960, comme un grand nombre d’intellectuels et de militants révolutionnaires, il avait apporté son soutien à la rhétorique anti-capitaliste et anti-bourgeoise du dirigeant chinois Mao Zedong. Alain Finkielkraut était devenu très présent dans les médias à partir des années 1980 et durant les décennies suivantes. À mesure que le temps était passé et que la France avait été gagnée par les discours minoritaires et l’influence des gender studies – cette littérature théorique autour des identités non dominantes -, Alain Finkielkraut en était venu à incarner, pour certains, une figure du conservatisme et de la Réaction.
Le problème d’Alain Finkielkraut, dans la seconde moitié de sa vie, avait pu apparaître comme un problème de volonté : penser à travers des voix souvent justes sans vouloir tirer les conséquences de ce que le temps avait fait d’elles des voix mortes ; ne pas accepter d’entendre que ces voix ne pouvaient plus donner la mesure de ce qui les avait animées, sauf à faire l’effort, peut-être vain, de les retranscrire dans un langage audible par le Présent. La faute d’Alain Finkielkraut, en somme, avait tenu au refus de cet effort, à la mobilisation délibérément inadéquate d’une part de son intelligence. Et sa pensée – la pensée d’un homme fondamentalement intègre, la pensée d’un homme habité par le tragique de l’expérience collective – n’était plus devenue audible que sous la forme d’un amas de mots dictés par la peur.
Dès les cinq premières pages de « Trigger Warning », le décor, fondamental, est posé : celui qui justifie pleinement le sous-titre officieux (« a.k.a. Finkielkrautrock »), celui qui entreprend sans crainte le télescopage en règle de concepts et de significations coïncidentes qui travaillent le conscient et l’inconscient de nos temps contemporains, tels que retravaillés au scalpel (l’instrument d’une lucidité mélancolique et joueuse) par un narrateur de 2042 qui nous parle de ses vingt dernières années écoulées, de personnages, de situations, de décisions, de fuites inexorables et de combats retardateurs, de hasards et de nécessités, d’aléas et de recherches. Un foisonnement de mots mais, peut-être surtout, d’images – le choc et le poids en étant à répartir par la lectrice ou le lecteur – qui renouvelle la forme du vénérable roman-photo pour nous proposer un collage alerte et incisif, dont le bringuebalement apparent serait lui-même – ô combien – révélateur.
En 2019, j’avais misé sur l’extinction de l’espèce. Je venais d’avoir 44 ans. Un rapport rédigé par un organisme international venait de paraître, indiquant que tout serait plié en 2050 : terminé pour l’humain. Épuisement total des ressources. Conditions climatiques transformées. Catastrophes naturelles récurrentes. Les perspectives étaient tellement sombres que certaines instances se demandaient de quelle manière on allait pouvoir coloniser Mars ou la Lune.
Plusieurs paramètres avaient sans doute contribué à asseoir ma résolution. Je n’avais pas d’enfant, plus de petite amie, je n’en avais rien à branler de la flore ou des animaux. J’avais réussi et raté un certain nombre de choses, et j’avais assez d’argent pour un enterrement sur trente ans. Ça, et puis ce qui me restait d’enthousiasme. Ce qui me restait de carburant.
Les premières années, je dois le dire, j’ai souvent eu des doutes quant à la pertinence de mon choix. Mon argent commençait à filer, et les dérèglements à l’échelle de la planète, durant ces années, ne rendaient pas encore la fin véritablement tangible. Des foules se mobilisaient un peu partout parce qu’elles étaient déterminées à éviter l’extinction. Ces gens avaient construit des familles. Ou bien ils étaient jeunes. Et ils aspiraient de bon droit à une existence raisonnablement longue. Ça ne faisait pas mes affaires.
Olivier Benyahya, dont ce sixième roman est paru en octobre 2020 aux éditions Jou (mettant ainsi en danger, avouons-le, ma légendaire objectivité, puisque j’ai partie liée à titre personnel avec cette sympathique maison associative), nous avait déjà démontré avec l’extraordinaire « Lazar » en 2016 (et avec sa rusée explication de texte, à la forme plus classique, « Frontières », en 2019) à quel point il maîtrise les technologies littéraires de l’hybridation, du collage et du palimpseste. Délaissant le monde d’Israël, du conflit moyen-oriental, de la géopolitique, de l’espionnage et de leurs intrications (quoique… le délaisse-t-il vraiment ici ?), il nous entraîne dans une sarabande globale qui joue des chocs théoriques comme des applications pratiques. Rejoignant cette langue de « making of » si particulière, où les noms propres sont remplacés le plus souvent par de révélatrices périphrases (on songera certainement au Mathieu Larnaudie des « Effondrés », ou, dans un registre différent mais parallèle, au John Feffer de « Zones de divergence »), bricolant un chemin étroit et fabulatoire entre les tentations collapsologistes, les imaginaires apocalyptiques encombrés, les complotismes rageurs, les surexcitations sociétales, les politiques quotidiennes noyées sous les fumigènes et les GLI F-4, les aboiements trumpiens et les mains au panier de ses congénères internationaux, il nous propose l’un de ces textes rares, apparemment insensés mais soigneusement conçus pour ébranler nos certitudes, heurter nos consciences et engendrer de ténues et paradoxales espérances. Sans jamais perdre de vue le clin d’œil indispensable et le sourire en coin, jamais moqueur mais – oui -charmeur : c’est ce qu’il faut ainsi lire, regarder et agiter sans attendre.
En 2019, dans les semaines qui avaient suivi ma décision, un Brésilien de vingt-sept ans avait été accusé de viol. Ce Brésilien était l’un des footballeurs les plus populaires et les lieux rémunérés de la planète.
Et deux animateurs radio avaient fait remarquer que la plaignante était quand même une semi-moche, et qu’avec un salaire de deux millions d’euros par mois et le monde à ses pieds, il était difficile de comprendre comment le footballeur avait pu payer un billet d’avion à une semi-moche pour la faire venir à Paris et tenter de coucher avec elle sans son consentement et en la brutalisant.
Et ils s’étaient mis à faire des blagues sur le physique de la plaignante comme quoi elle était d’un calibre Ligue 2 alors qu’on aurait pu s’attendre au minimum à du huitième de finale de Champions League.
À la vérité, la grande majorité des hommes nés avant 1981 se disait à peu près la même chose que les deux animateurs.
Le visage d’un homme politique était revenu à mon esprit. Un partouzeur social-démocrate souriant et charismatique à qui la présidence de la République française avait semblé promise jusqu’au jour, en 2012, où il s’était fait arrêter à New York.
L’homme dirigeait la plus importante institution monétaire internationale au moment où il s’était retrouvé sous le coup d’une plainte pour tentative de viol.
La plainte avait été déposée par une employée de chambre afro-américaine objectivement très peu attirante et travaillant dans l’hôtel new-yorkais de grand standing où l’homme politique avait passé la nuit et s’était fait arrêter alors que l’attendait un vol pour l’Allemagne et une rencontre officielle avec la chancelière de la République Fédérale.
Et certains, sur les réseaux sociaux, écrivaient : mdr !! le mec il a préféré se faire coffrer plutôt que d’enchaîner deux cadavres dans la même journée :))
Dans le sillage de la plainte, un proxénète belge élevé chez les jésuites avait été accusé d’avoir fourni des jeunes femmes au partouzeur social-démocrate et à certains de ses amis dans un hôtel de grand standing du nord de la France.
L’hôtel de grand standing du nord de la France avait été bâti à l’initiative de la reine d’Angleterre et inauguré en 1920, l’année où l’Empire ottoman cédait officiellement ses provinces arabes. L’Empire ottoman avait régné sur une partie du monde pendant plusieurs siècles, et le partage de ses dépouilles proche et moyen-orientales par la France et la Grande-Bretagne avait largement contribué aux conflits devenus incessants dans cette région.
L’année de l’inauguration de l’hôtel de grand standing du nord de la France, en 1920, naissait le fondateur du Club Méditerranée. Le Club Méditerranée était un club de vacances implanté sur tous les continents, connu pour ses buffets à volonté et pour les opportunités sexuelles qu’il offrait à ses G.M. – les séjournants, appelés Gentils Membres – et à ses G.O. – les Gentils Organisateurs, le personnel chargé de veiller au plaisir des G.M.
L’incident de New York avait mis un terme à la carrière politique du partouzeur social-démocrate souriant et charismatique.
Olivier Benyahya - Trigger Warning - Editions Jou,
Hugues Charybde le 13/10/2020
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