21/35 L'Homme-Sang est à la fête (foraine !)

La femme-serpent, la femme-tronc, la femme-poisson, la femme la plus grosse du monde, l’homme-chien, l’homme sans tête, il y en avait pour tous les goûts à la fête foraine.

... L’abominable homme des neiges, vous n’en croirez pas vos yeux. Il mesure deux mètres cinquante, pèse deux cents kilos, rien que de la graisse et du poil... Mi-homme mi-bête... Une langue de soixante centimètres et des dents si longues que nous avons dû les limer. Un appétit d’une férocité incroyable, digne d’un tigre de Sibérie... D’ailleurs pour votre sécurité, mesdames et messieurs, sous le contrôle strict de la Police Municipale, apprenez que nous avons pris soin de le nourrir avant la représentation de ce soir, sinon il serait tout à fait capable de tordre ses barreaux d’acier et de semer la terreur parmi vous... Ceux qui l’ont capturé, après plusieurs tentatives infructueuses et la mort de plusieurs d’entre eux, l’ont vu se repaître de chèvres encore à demi-vivantes... Phénomène unique au monde, cette créature est la seule de son espèce, je dis bien la seule, en captivité... Entrez ! N’hésitez plus! Vous ne le regretterez pas !

L’homme s’époumonait à vanter le monstre qu’on entendait grogner, dissimulé derrière un rideau rouge. Une attraction à l'ancienne. Des gosses frissonnaient en serrant fort la main de leurs pères.

Les annonces du bonimenteur rivalisaient d’invention et de délire. Et le mec gardait un sérieux pontifical. C’était le plus fascinant, débiter autant de conneries et garder un visage de marbre. Salut l’artiste ! Biaise a savouré la démonstration.

Toute la journée, la chaleur avait été écrasante. Biaise n’avait pas réussi à se débarrasser de cette souris qui tournait en rond dans la cage de son crâne et le rendait marteau. Il éprouvait une sensation bizarre dans les rues. Les gens ne le regardaient plus comme une bête curieuse mais désormais malfaisante. Leur façon de le dévisager était lourde d’inquiétude, comme si son ventre menaçait de leur exploser à la gueule. Biaise était une putain de bombe à retardement et ils le sentaient.

A la terrasse d’un bistrot, toujours cette sensation d’hostilité à son égard. Autour de lui, les clients l’observaient du coin de l’œil. Les trois whiskys qu’il s’est enfilés n’ont eu aucun effet sur son humeur mais ont dilaté sa vessie. Il est allé pisser. Dans les toilettes, après s’être soulagé et lavé les mains, il a tourné la tête vers le type qui patientait près du lavabo. La façon qu’il avait de le regarder a fait comme une nuée de criquets lui ravageant le cerveau, Biaise a tendu le bras pour saisir entre le pouce et l’index le cafard qui trottait sur le mur carrelé et humide. Le format géant, dopé aux OGM. Celui-là ne respectait pas les habitudes de ses frères orthoptères qui, depuis plus de 300 millions d’années, ne sortent que la nuit. Du cafard à la fêlure dans la cafetière, la frontière est mince. Biaise a fixé le type dans les yeux et porté la bestiole à sa bouche, la coinçant entre ses incisives. D’un coup sec, sans broncher, il a mordu dans la carapace, qui a fait un bruit de cosse de cacahuète qu’on brise. Un jus jaune comme du pus a giclé sur le menton. Biaise a mâchouillé le cafard comme si c’était une gomme contre la toux. Le goût n’avait rien de terrible. Après l’avoir avalé, Biaise fixait toujours le type. Du bout de l’index, il a essuyé le jus épais et jaune sur son menton et porté le doigt à ses lèvres. Il l’a sucé. Blême, le type a mis une main devant sa bouche. Pris de nausées, il a filé vers la sortie. Quand Biaise est revenu à sa place, l’ambiance électrique a continué de lui taper sur les nerfs. Putain, il virait totalement parano. Il a fini son verre.

Biaise s’est levé, direction la fête foraine dressée pour une semaine en bordure du fleuve.

Biaise était sûr qu'on l’avait pris en filature. Silhouette suspecte qui le flairait, longeait les murs, détournait la tête quand il se retournait vivement, s’arrêtait brusquement, disparaissait dans un hall d’immeuble ou au coin d’une rue. Lâché à ses trousses. Biaise était en danger.

Dominer sa peur. Les prendre par surprise. Renverser la vapeur.

Biaise a emprunté une ruelle et bondit sur le type qui le talonnait. Il lui a fait une clé au cou. En maintenant la pression sur son artère carotide, Biaise lui a écrasé le visage contre le mur.

- Qui t’envoie, salopard ?

- Qu’est-ce que vous me voulez ? articula l’homme avec difficulté, la bouche tordue.

Biaise lui a râpé la peau contre la pierre.

- Fais pas le mariole. Tu le sais très bien.

- Si c’est du fric, j’ai pas grand-chose. Vous pouvez vérifier, dans la poche intérieure de ma veste.

Ah, l’innocence bafouée, les trémolos d’angoisse dans le timbre, c’était beau, ça sonnait vrai. Biaise avait affaire à un pro. Son numéro était au point. Biaise l’a palpé en vitesse, maladroitement. Sa main se refusait à fouiller certaines parties. Est-ce qu’on pouvait planquer une arme dans son slip ? Des vicelards en fourraient bien dans leur chaussette. Ce n’était pas le genre de truc qu’on apprenait dans le Tractatus logico-philosophicus et Biaise avait oublié de poser la question à Bill.

- T’as pas de flingue ?

- Mais de quoi vous parlez ? Vous êtes malade. Vous avez trop bu, mon vieux.

- Tu préfères le couteau ? Il est où ?

- Faut vous faire soigner.

- Sale con. Tu te crois malin...

Biaise l’a fait pivoter sur lui-même en le tirant par le col. Il bascula dans une sorte de démence, la rage au cœur et ailleurs. Avant de lui laisser le temps de dire ouf, Biaise lui a flanqué son poing dans le foie. Le souffle coupé net, l’homme s’est cassé en deux. Il a toussé et crachouillé un peu de bile. Un filet de bave est resté suspendu à sa lèvre inférieure. Il l’a essuyé du revers de la main. Biaise a levé à nouveau le poing. Déterminé à le cogner, lui faire mal. Comme une délivrance. Au moment où il m’apprêtait à frapper, il a vu les yeux gonflés de larmes. L’homme semblait perdu. Ses jambes flageolaient. Il tremblait. L’incompréhension et la terreur se lisaient dans son regard. Putain, Biaise n’avait pas été suivi, personne ne le suivait. Son imagination lui jouait des sales tours. Il voyait des ennemis partout. Il délirait. Il était temps de marquer une pause. Il avait besoin de prendre du repos, un peu, beaucoup, ou de se faire embaucher par la CIA ( « Même les paranoïaques ont des ennemis », leur slogan ). C’était pas demain la veille, le repos ou la CIA, alors un peu de distraction à la fête foraine lui changerait peut-être les idées.

En fin d'après-midi, le ciel s'était obscurci, des roulements de tambour avaient accompagné les nuages amoncelés, quelques gouttes avaient fini par tomber. Des effluves de guimauve et de friture s’insinuaient entre les stands. Le train-fantôme, ses squelettes et ses momies aux rires grinçants, ses araignées sauteuses, ses monstres animés en carton ; le palais des reptiles assoupis ; le dingue à moto faisant des cercles complets dans une sorte de puits métallique géant ; le tir à la carabine ; les tirettes ; les faux-Chinois acrobates lançant des défis à la pesanteur, Biaise avait fait le tour et épuisé les joies des attractions à l’ancienne. Il avait encore un petit creux à combler et une paire de hot-dogs ferait l’affaire en attendant mieux.

La baraque puait l’huile. Des frites trempaient dans une marmite bouillonnant près du fond. Un geste malheureux des forains et tout serait parti en fumée en un claquement de doigt. Biaise a observé un très joli brin de fille. De dos, la silhouette lui disait quelque chose. Elle attendait que la grosse femme eut fini d’arroser de sel les frites empilées en vrac dans un cornet de papier. Elle a payé et pris le cornet. Lorsqu’elle s’est retournée, Biaise a reconnu Anna. Un pétard a éclaté à un mètre d’eux environ. Elle a sursauté et une poignée de frites s’est renversée sur la chemise de Biaise. Un gamin hilare a détalé à toutes jambes. Une large auréole graisseuse s’est dessinée sur l’abdomen. La bouche d’Anna a formé un grand O de désolation. Une rougeur lui a pigmenté son délicieux visage.

- Je suis confuse, vraiment. S’il n’y avait pas eu ce fichu pétard.

Elle a fait un geste en direction du sol.

- Tu ne m’aurais certainement pas parlé, dit Biaise. Notre dernière rencontre n’a pas été une franche réussite. ( Il attendit une réplique qui ne vint pas. ) Et ne t’en fais pas pour ma chemise, j’ai l’habitude que des jolies filles qui n’osent pas m’aborder me couvrent de frites pour attirer mon attention. ( Elle a ri. ) Ravi de te voir.

Le couple s'est écarté de la file d’attente. Biaise lui a tendu la main. Elle l’a jaugé du regard avant de lui tendre la sienne. Sa main a fait un nid doux et tiède. Biaise a esquissé un baise-main.

- Pour me faire pardonner, on va partager, dit Anna. Allez-y, servez-vous.

Elle lui a tendu le cornet. C'était tentant. Biaise a décliné l’offre, pointant du doigt sa panse.

- Si je puis me permettre, à part renverser des frites sur les gens, qu’est-ce que tu fais ici toute seule ?

- Je devais venir avec une copine, mais cette idiote s’est tordue la cheville. Elle peut plus marcher. Je me faisais une telle joie de sortir que je me suis dit après tout qu’est-ce qui m’en empêche. Je veux juste m’éclater un peu.

- Que celui qui n’a jamais eu envie de s’amuser te jette la première frite.

Elle a ri de nouveau. Cette fille était un bouquet de fraicheur, Biaise avait envie de cueillir son rire sur ses lèvres. Des sabots de satyre lui poussaient au bout des pieds.

Dans le vacarme et la poussière, Biaise s’était demandé ce qu’il était venu chercher là. Il tenait sa réponse. Une fille comme Anna. Quelqu’un qui lui ferait oublier la saloperie des hommes

Anna a levé les yeux vers le Grand Huit. L’attraction flirtait avec les nuages.

- On y va ?!

Elle rayonnait. Biaise ne voulait surtout pas lui enlever son beau sourire. Il n’a pas osé lui avouer qu’il avait le vertige.

En mettant les pieds dans le chariot, Biaise a su qu’il avait fait une connerie. C’était une première, et, à coup sûr, une dernière.

- Je ne suis jamais monté là-dedans, dit-il.

- Moi non plus.

A un rythme très lent, les chariots ont entamé la longue ascension de ce qui ressemblait à une bosse de dromadaire géante. Biaise a jeté des regards inquiets à Anna, qui lui retournait des grands sourires. A l’approche du sommet, il a redouté la suite. L’engin s’est immobilisé un court instant au pic ; et a plongé à la verticale. Bordel. La tête de Biaise a été brutalement rejetée en arrière comme si un frappadingue avait voulu la lui arracher du cou. Ses organes ont remonté puis se sont dispersés un peu partout dans son corps. A l’intérieur, c'était un puzzle. La chute a été vertigineuse. La terre s’est rapprochée en un éclair. On allait être éjecté et propulsé en l’air avant que leurs corps ne fassent de la bouillie en s’écrasant au sol. Sans pouvoir s’en empêcher, Biaise s’est mis à hurler. Anna a ri. Devant, derrière, ce n’était plus que des hurlements hystériques. Le virage en épingle à cheveux les a plaqués contre la paroi du chariot et leur a comprimé les poumons. Les cris se sont coincés dans les gorges. Dans la boucle, Biaise était persuadé que le chariot allait quitter ses rails. Sa vitesse était trop élevée. La force centrifuge a opéré et sans freiner on a regrimpé une nouvelle pente moins abrupte que la première mais plus longue. En haut, on a abouti au même résultat. On a piqué la tête en avant. L’air leur a fouetté les visages. Ensuite Biaise a fermé les yeux et attendu que ça se passe. Le temps lui a paru très long, élastique. Un saut.

Les pieds au sol, plus rien ne tenait en place, Biaise tanguait, pire qu’à l'issue d'une nuit de beuverie. Les choses et les êtres ont tournoyé sans fin. Anna lui a offert son bras. Biaise l’a remerciée comme s’il était un naufragé en pleine mer à qui une main secourable jetait une bouée.

- Je me trompe ou c’est pas votre truc, le Grand Huit.

- On dira ça comme ça... Parce que toi, ça t’a plu ?

- Oui, grave.

- C’est pas toi que j’ai entendue hurler à un moment ?

- Si, mais c’était de joie et d’excitation. Je vous offre une barbe à papa ?

- Tu rigoles ! C’est à peine si j’arrive à respirer.

- Petite nature.

- On t’a déjà dit que tu as une très jolie voix, même quand tu hurles.

- C’est vrai ? Vous vous y connaissez en voix ?

- Oui, je sais reconnaître quand une voix est belle.

Le visage d’Anna s’alluma comme un lampion.

- C’est vrai ? Vous êtes mignon

- C'est pas un peu ringard, cette expression. Plus personne ne parle comme ça maintenant.

- Je suis old-school. J'aime les vieux trucs.

Elle lui a fait un clin d'œil. Biaise a toussé.

- Vous avez avalé de travers ? a-t-elle demandé.

- Non, j'ai cru que tu parlais de moi...

- J'ai pas dit vieux machin. Dites, si je vous invitais chez moi, vous vous conduiriez en gentleman ?

Une main sur le cœur, Biaise a pris un air offensé.

- Anna, mais je suis un putain de gentleman.

Elle a éclaté de rire.

- Vous savez, ça n’a rien de flamboyant. Je n’y fais que dormir. C’est à deux pas d’ici.

Une idée absurde lui a traversé l’esprit. Il a saisi fermement Anna par le poignet.

- Qui t’envoie, Anna ? Après la manière forte, ils essaient la douce, c'est ça ?

- De quoi vous parlez ? Je pige rien.

Biaise s’est efforcé de ne pas hausser le ton. De dominer sa colère. De se fondre dans le décor. Barbe à papa. Du miel dans le regard, du sucre dans la voix. Des flics de la police municipale patrouillaient dans toutes les travées et leurs yeux furetaient dans tous les coins, à l’affût des signes avant-coureurs d’une bagarre. Plus que jamais, n’importe quel abruti pouvait se saisir de n’importe quel prétexte pour taper sur la gueule de son voisin. Encore quelques bières à écluser et les esprits échauffés seraient prêts à démontrer la supériorité du discours physique sur les éléments de langage, les paroles jetées au vent. Les crânes rasés de la Jeunesse Civique faisaient rouler leurs muscles sous les t-shirts noirs. Ils avaient hâte d’en découdre. Les joies du dialogue, on ne s’en lasse pas.

- Ne me prends pas pour un con ! A ton avis, quelles sont les probabilités pour qu'une mignonne petite nana à croquer comme toi succombe aux attraits d'une loque dans mon genre, hein ? Eh bien, moi, je dirais nulles.

- Uno, lâchez-moi, vous me faites mal ( Biaise a obtempéré et s’est adouci. ). Deuzio, vous êtes branché calcul, statistiques ? Parce que les probabilités et moi, ça fait pas deux, mais beaucoup plus. Et tertio, je crois que je vous ai mal jugé. Depuis notre malheureux déjeuner ensemble, je me suis intéressée à vos chroniques. J’ai lu les dernières et j’ai trouvé ça plutôt pas mal.

Finie l’ébullition, la bouffée d’agressivité semi-délirante de Biaise est retombée à plat comme un pneu brusquement crevé.

- Seulement pas mal ?

- J’ai pas trop l’habitude de lire ce genre de trucs. Je ne suis pas une grande lectrice. En tous cas, vous m’avez souvent fait rire.

- C’est un bon début.

- Oui, je crois.

Biaise a rigolé.

- Tu es une groupie, dit-il.

- Marrez-vous, vieille épave.

Anna a passé son bras sous le pli du coude de Biaise.

- Excuse-moi, dit-il. Je traverse une période difficile et je souffre un peu de confusion émotionnelle en ce moment.

Anna les a entrainés en silence jusqu’à une résidence baptisée Le Majestic. Un nom flatteur. Le Spleen aurait été plus approprié. Elle n’avait pas menti. Le studio était un foutoir. Sa présence chaleureuse à ses côtés a empêché Biaise de sombrer dans le dégoût. Un fauteuil en rotin couleur sable, une petite commode et un lit étaient cernés d’assiettes en carton maculées de restes de pizza, de verres renversés, de boîtes et d’emballages, et de magazines jetés en vrac. Une pauvre biche faisait les yeux doux sur fond de lac et de montagnes aux cimes enneigées. Le tableau, tartiné à la truelle, se détachait sur un papier peint couleur chiasse. Les deux se complétaient comme Laurel et Hardy, mais dans l’horreur. Déprimant.

- Je suis locataire. Je suis de passage.

- Ah bon ?

- Je ne vais pas m’éterniser ici. Y’a rien à espérer. Dès que j’ai mis suffisamment de côté, je me casse. Je cherche encore ma voie.

- Tu as une idée de laquelle ?

- Ah ça non, je le saurai quand j'aurai trouvé.

Biaise a désigné le lit.

- Tu permets ? ( Il a pris le cendrier plein sur les draps froissés, l’a posé sur le sol puis il s’est assis. ) Un verre me ferait le plus grand bien. Je me sens un peu fébrile.

- Il doit me rester un fond de quelque chose.

Anna a glissé dans le minuscule coin-cuisine meublé de deux plaques chauffantes grasses, d’un mini-frigo encastré sous un évier encombré de vaisselle sale et d’un petit placard mural d’où elle a tiré un verre et une bouteille de rhum aux trois-quarts vide.

- Un rhum, ça ira ?

- Parfait.

- Désolée, j’ai pas de glaçons.

- Aucune importance.

Anna lui a tendu le verre avant d’aller s’asseoir dans le fauteuil en rotin. Biaise a bu le rhum d’un trait.

- Vous n’avez vraiment pas l’air dans votre assiette, dit Anna.

Biaise a regardé le verre vide qu’il tenait entre ses cuisses.

- J’ai une vie plutôt mouvementée depuis quelque temps, dit-il d’une voix lasse. Je ne contrôle plus grand-chose. Et je ne sais pas où tout ça me mène.

D’un léger mouvement de tête accompagné d’un sourire bienveillant, Anna l’a encouragé à poursuivre.

Biaise a pris une longue inspiration puis expiré lentement. Il a posé le verre entre le cendrier et une pile de magazines et vidé son sac. Tout y est passé : l’altercation avec Burton Jr, l’entrevue avec Burton Sr, les sociétés secrètes, l’agression, la tentative d’assassinat, Bill, la fête qui avait dégénéré, l’héroïne, le cygne en foie gras… Il n’a omis que deux détails. Les deux trous supplémentaires dans son anatomie et son obsession de la viande. La viande rouge.

A la fin de son récit, Biaise a basculé la tête en arrière et regardé le plafond, les yeux mi-clos. Pas une seule fois, Anna ne l’avait interrompu. Captivée. Elle adorait les histoires, et celle là était cent fois meilleure que les faits-divers qui la distrayaient d’ordinaire. Clap-clap. Après une ou deux minutes d’un silence méditatif, Biaise a repris la parole.

- Putain, quelle purge ! Ça soulage.

Anna s’est levée.

- Vous méritez une récompense. Je vais vous faire un cadeau. Ne bougez plus.

Biaise a obéi.

Anne a déboutonné le haut de son chemisier et découvert sa poitrine.

Miséricorde ! Biaise n'en attendait pourtant plus grand-chose, mais la vie pouvait encore prodiguer des merveilles.

- Je vous donne la permission de regarder mes seins. Mais pas plus. Sinon vous allez penser que je suis une salope. Je ne suis pas une salope. Je sais ce que je veux et je fais ce que je veux, ça n’a rien à voir.

Anna avait des globes magnifiques, blancs, ronds et suaves. Biaise était tétanisé, émerveillé devant ce spectacle. Au septième ciel. Elle l’a laissé les contempler longtemps. Puis elle a reboutonné son chemisier, ôté ses sandalettes et s’est glissée sous les draps. Biaise s’est allongé, les mains le long du corps. Il a respecté sa promesse. Pas touche. Il s’est mordillé l’intérieur des joues.

- Si vous le souhaitez, je peux vous lire les lignes de la main, dit Anna.

- Ça se pratique encore, ce genre de conneries ?

- Ne faites pas le vieux grincheux.

Elle a affirmé qu’elle avait été initiée à la chiromancie par une de ses tantes qui avait du sang gitan dans les veines. Bien que ne croyant pas aux divinations et guère plus à ses explications, Biaise n’avait aucune raison de lui refuser ce plaisir. Elle lui a pris la main et en a étudié la paume et ses lignes. Ses traits se sont assombris. Elle voyait des violences abominables, des morts subites, brutales. L’angoisse lui a tordu le visage. Elle tremblait.  Elle a lâché la main.

- Un événement terrible va se produire bientôt.

Anna a reniflé. Prête à éclater en sanglots. Biaise l’a prise dans ses bras. Elle s’est blottie contre sa poitrine. Il lui a caressé les cheveux et tenté de la rassurer.

La femme-serpent, la femme-tronc, la femme-poisson, la femme la plus grosse du monde, l’homme-chien, l’homme sans tête, il y en avait pour tous les goûts à la fête foraine.

... L’abominable homme des neiges, vous n’en croirez pas vos yeux. Il mesure deux mètres cinquante, pèse deux cents kilos, rien que de la graisse et du poil... Mi-homme mi-bête... Une langue de soixante centimètres et des dents si longues que nous avons dû les limer. Un appétit d’une férocité incroyable, digne d’un tigre de Sibérie... D’ailleurs pour votre sécurité, mesdames et messieurs, sous le contrôle strict de la Police Municipale, apprenez que nous avons pris soin de le nourrir avant la représentation de ce soir, sinon il serait tout à fait capable de tordre ses barreaux d’acier et de semer la terreur parmi vous... Ceux qui l’ont capturé, après plusieurs tentatives infructueuses et la mort de plusieurs d’entre eux, l’ont vu se repaître de chèvres encore à demi-vivantes... Phénomène unique au monde, cette créature est la seule de son espèce, je dis bien la seule, en captivité... Entrez ! N’hésitez plus! Vous ne le regretterez pas !

L’homme s’époumonait à vanter le monstre qu’on entendait grogner, dissimulé derrière un rideau rouge. Une attraction à l'ancienne. Des gosses frissonnaient en serrant fort la main de leurs pères.

Les annonces du bonimenteur rivalisaient d’invention et de délire. Et le mec gardait un sérieux pontifical. C’était le plus fascinant, débiter autant de conneries et garder un visage de marbre. Salut l’artiste ! Biaise a savouré la démonstration.

Toute la journée, la chaleur avait été écrasante. Biaise n’avait pas réussi à se débarrasser de cette souris qui tournait en rond dans la cage de son crâne et le rendait marteau. Il éprouvait une sensation bizarre dans les rues. Les gens ne le regardaient plus comme une bête curieuse mais désormais malfaisante. Leur façon de le dévisager était lourde d’inquiétude, comme si son ventre menaçait de leur exploser à la gueule. Biaise était une putain de bombe à retardement et ils le sentaient.

A la terrasse d’un bistrot, toujours cette sensation d’hostilité à son égard. Autour de lui, les clients l’observaient du coin de l’œil. Les trois whiskys qu’il s’est enfilés n’ont eu aucun effet sur son humeur mais ont dilaté sa vessie. Il est allé pisser. Dans les toilettes, après s’être soulagé et lavé les mains, il a tourné la tête vers le type qui patientait près du lavabo. La façon qu’il avait de le regarder a fait comme une nuée de criquets lui ravageant le cerveau, Biaise a tendu le bras pour saisir entre le pouce et l’index le cafard qui trottait sur le mur carrelé et humide. Le format géant, dopé aux OGM. Celui-là ne respectait pas les habitudes de ses frères orthoptères qui, depuis plus de 300 millions d’années, ne sortent que la nuit. Du cafard à la fêlure dans la cafetière, la frontière est mince. Biaise a fixé le type dans les yeux et porté la bestiole à sa bouche, la coinçant entre ses incisives. D’un coup sec, sans broncher, il a mordu dans la carapace, qui a fait un bruit de cosse de cacahuète qu’on brise. Un jus jaune comme du pus a giclé sur le menton. Biaise a mâchouillé le cafard comme si c’était une gomme contre la toux. Le goût n’avait rien de terrible. Après l’avoir avalé, Biaise fixait toujours le type. Du bout de l’index, il a essuyé le jus épais et jaune sur son menton et porté le doigt à ses lèvres. Il l’a sucé. Blême, le type a mis une main devant sa bouche. Pris de nausées, il a filé vers la sortie. Quand Biaise est revenu à sa place, l’ambiance électrique a continué de lui taper sur les nerfs. Putain, il virait totalement parano. Il a fini son verre.

Biaise s’est levé, direction la fête foraine dressée pour une semaine en bordure du fleuve.

Biaise était sûr qu'on l’avait pris en filature. Silhouette suspecte qui le flairait, longeait les murs, détournait la tête quand il se retournait vivement, s’arrêtait brusquement, disparaissait dans un hall d’immeuble ou au coin d’une rue. Lâché à ses trousses. Biaise était en danger.

Dominer sa peur. Les prendre par surprise. Renverser la vapeur.

Biaise a emprunté une ruelle et bondit sur le type qui le talonnait. Il lui a fait une clé au cou. En maintenant la pression sur son artère carotide, Biaise lui a écrasé le visage contre le mur.

- Qui t’envoie, salopard ?

- Qu’est-ce que vous me voulez ? articula l’homme avec difficulté, la bouche tordue.

Biaise lui a râpé la peau contre la pierre.

- Fais pas le mariole. Tu le sais très bien.

- Si c’est du fric, j’ai pas grand-chose. Vous pouvez vérifier, dans la poche intérieure de ma veste.

Ah, l’innocence bafouée, les trémolos d’angoisse dans le timbre, c’était beau, ça sonnait vrai. Biaise avait affaire à un pro. Son numéro était au point. Biaise l’a palpé en vitesse, maladroitement. Sa main se refusait à fouiller certaines parties. Est-ce qu’on pouvait planquer une arme dans son slip ? Des vicelards en fourraient bien dans leur chaussette. Ce n’était pas le genre de truc qu’on apprenait dans le Tractatus logico-philosophicus et Biaise avait oublié de poser la question à Bill.

- T’as pas de flingue ?

- Mais de quoi vous parlez ? Vous êtes malade. Vous avez trop bu, mon vieux.

- Tu préfères le couteau ? Il est où ?

- Faut vous faire soigner.

- Sale con. Tu te crois malin...

Biaise l’a fait pivoter sur lui-même en le tirant par le col. Il bascula dans une sorte de démence, la rage au cœur et ailleurs. Avant de lui laisser le temps de dire ouf, Biaise lui a flanqué son poing dans le foie. Le souffle coupé net, l’homme s’est cassé en deux. Il a toussé et crachouillé un peu de bile. Un filet de bave est resté suspendu à sa lèvre inférieure. Il l’a essuyé du revers de la main. Biaise a levé à nouveau le poing. Déterminé à le cogner, lui faire mal. Comme une délivrance. Au moment où il m’apprêtait à frapper, il a vu les yeux gonflés de larmes. L’homme semblait perdu. Ses jambes flageolaient. Il tremblait. L’incompréhension et la terreur se lisaient dans son regard. Putain, Biaise n’avait pas été suivi, personne ne le suivait. Son imagination lui jouait des sales tours. Il voyait des ennemis partout. Il délirait. Il était temps de marquer une pause. Il avait besoin de prendre du repos, un peu, beaucoup, ou de se faire embaucher par la CIA ( « Même les paranoïaques ont des ennemis », leur slogan ). C’était pas demain la veille, le repos ou la CIA, alors un peu de distraction à la fête foraine lui changerait peut-être les idées.

En fin d'après-midi, le ciel s'était obscurci, des roulements de tambour avaient accompagné les nuages amoncelés, quelques gouttes avaient fini par tomber. Des effluves de guimauve et de friture s’insinuaient entre les stands. Le train-fantôme, ses squelettes et ses momies aux rires grinçants, ses araignées sauteuses, ses monstres animés en carton ; le palais des reptiles assoupis ; le dingue à moto faisant des cercles complets dans une sorte de puits métallique géant ; le tir à la carabine ; les tirettes ; les faux-Chinois acrobates lançant des défis à la pesanteur, Biaise avait fait le tour et épuisé les joies des attractions à l’ancienne. Il avait encore un petit creux à combler et une paire de hot-dogs ferait l’affaire en attendant mieux.

La baraque puait l’huile. Des frites trempaient dans une marmite bouillonnant près du fond. Un geste malheureux des forains et tout serait parti en fumée en un claquement de doigt. Biaise a observé un très joli brin de fille. De dos, la silhouette lui disait quelque chose. Elle attendait que la grosse femme eut fini d’arroser de sel les frites empilées en vrac dans un cornet de papier. Elle a payé et pris le cornet. Lorsqu’elle s’est retournée, Biaise a reconnu Anna. Un pétard a éclaté à un mètre d’eux environ. Elle a sursauté et une poignée de frites s’est renversée sur la chemise de Biaise. Un gamin hilare a détalé à toutes jambes. Une large auréole graisseuse s’est dessinée sur l’abdomen. La bouche d’Anna a formé un grand O de désolation. Une rougeur lui a pigmenté son délicieux visage.

- Je suis confuse, vraiment. S’il n’y avait pas eu ce fichu pétard.

Elle a fait un geste en direction du sol.

- Tu ne m’aurais certainement pas parlé, dit Biaise. Notre dernière rencontre n’a pas été une franche réussite. ( Il attendit une réplique qui ne vint pas. ) Et ne t’en fais pas pour ma chemise, j’ai l’habitude que des jolies filles qui n’osent pas m’aborder me couvrent de frites pour attirer mon attention. ( Elle a ri. ) Ravi de te voir.

Le couple s'est écarté de la file d’attente. Biaise lui a tendu la main. Elle l’a jaugé du regard avant de lui tendre la sienne. Sa main a fait un nid doux et tiède. Biaise a esquissé un baise-main.

- Pour me faire pardonner, on va partager, dit Anna. Allez-y, servez-vous.

Elle lui a tendu le cornet. C'était tentant. Biaise a décliné l’offre, pointant du doigt sa panse.

- Si je puis me permettre, à part renverser des frites sur les gens, qu’est-ce que tu fais ici toute seule ?

- Je devais venir avec une copine, mais cette idiote s’est tordue la cheville. Elle peut plus marcher. Je me faisais une telle joie de sortir que je me suis dit après tout qu’est-ce qui m’en empêche. Je veux juste m’éclater un peu.

- Que celui qui n’a jamais eu envie de s’amuser te jette la première frite.

Elle a ri de nouveau. Cette fille était un bouquet de fraicheur, Biaise avait envie de cueillir son rire sur ses lèvres. Des sabots de satyre lui poussaient au bout des pieds.

Dans le vacarme et la poussière, Biaise s’était demandé ce qu’il était venu chercher là. Il tenait sa réponse. Une fille comme Anna. Quelqu’un qui lui ferait oublier la saloperie des hommes.

Anna a levé les yeux vers le Grand Huit. L’attraction flirtait avec les nuages.

- On y va ?!

Elle rayonnait. Biaise ne voulait surtout pas lui enlever son beau sourire. Il n’a pas osé lui avouer qu’il avait le vertige.

En mettant les pieds dans le chariot, Biaise a su qu’il avait fait une connerie. C’était une première, et, à coup sûr, une dernière.

- Je ne suis jamais monté là-dedans, dit-il.

- Moi non plus.

A un rythme très lent, les chariots ont entamé la longue ascension de ce qui ressemblait à une bosse de dromadaire géante. Biaise a jeté des regards inquiets à Anna, qui lui retournait des grands sourires. A l’approche du sommet, il a redouté la suite. L’engin s’est immobilisé un court instant au pic ; et a plongé à la verticale. Bordel. La tête de Biaise a été brutalement rejetée en arrière comme si un frappadingue avait voulu la lui arracher du cou. Ses organes ont remonté puis se sont dispersés un peu partout dans son corps. A l’intérieur, c'était un puzzle. La chute a été vertigineuse. La terre s’est rapprochée en un éclair. On allait être éjecté et propulsé en l’air avant que leurs corps ne fassent de la bouillie en s’écrasant au sol. Sans pouvoir s’en empêcher, Biaise s’est mis à hurler. Anna a ri. Devant, derrière, ce n’était plus que des hurlements hystériques. Le virage en épingle à cheveux les a plaqués contre la paroi du chariot et leur a comprimé les poumons. Les cris se sont coincés dans les gorges. Dans la boucle, Biaise était persuadé que le chariot allait quitter ses rails. Sa vitesse était trop élevée. La force centrifuge a opéré et sans freiner on a regrimpé une nouvelle pente moins abrupte que la première mais plus longue. En haut, on a abouti au même résultat. On a piqué la tête en avant. L’air leur a fouetté les visages. Ensuite Biaise a fermé les yeux et attendu que ça se passe. Le temps lui a paru très long, élastique. Un saut.

Les pieds au sol, plus rien ne tenait en place, Biaise tanguait, pire qu’à l'issue d'une nuit de beuverie. Les choses et les êtres ont tournoyé sans fin. Anna lui a offert son bras. Biaise l’a remerciée comme s’il était un naufragé en pleine mer à qui une main secourable jetait une bouée.

- Je me trompe ou c’est pas votre truc, le Grand Huit.

- On dira ça comme ça... Parce que toi, ça t’a plu ?

- Oui, grave.

- C’est pas toi que j’ai entendue hurler à un moment ?

- Si, mais c’était de joie et d’excitation. Je vous offre une barbe à papa ?

- Tu rigoles ! C’est à peine si j’arrive à respirer.

- Petite nature.

- On t’a déjà dit que tu as une très jolie voix, même quand tu hurles.

- C’est vrai ? Vous vous y connaissez en voix ?

- Oui, je sais reconnaître quand une voix est belle.

Le visage d’Anna s’alluma comme un lampion.

- C’est vrai ? Vous êtes mignon.

- C'est pas un peu ringard, cette expression. Plus personne ne parle comme ça maintenant.

- Je suis old-school. J'aime les vieux trucs.

Elle lui a fait un clin d'œil. Biaise a toussé.

- Vous avez avalé de travers ? a-t-elle demandé.

- Non, j'ai cru que tu parlais de moi...

- J'ai pas dit vieux machin. Dites, si je vous invitais chez moi, vous vous conduiriez en gentleman ?

Une main sur le cœur, Biaise a pris un air offensé.

- Anna, mais je suis un putain de gentleman.

Elle a éclaté de rire.

- Vous savez, ça n’a rien de flamboyant. Je n’y fais que dormir. C’est à deux pas d’ici.

Une idée absurde lui a traversé l’esprit. Il a saisi fermement Anna par le poignet.

- Qui t’envoie, Anna ? Après la manière forte, ils essaient la douce, c'est ça ?

- De quoi vous parlez ? Je pige rien.

Biaise s’est efforcé de ne pas hausser le ton. De dominer sa colère. De se fondre dans le décor. Barbe à papa. Du miel dans le regard, du sucre dans la voix. Des flics de la police municipale patrouillaient dans toutes les travées et leurs yeux furetaient dans tous les coins, à l’affût des signes avant-coureurs d’une bagarre. Plus que jamais, n’importe quel abruti pouvait se saisir de n’importe quel prétexte pour taper sur la gueule de son voisin. Encore quelques bières à écluser et les esprits échauffés seraient prêts à démontrer la supériorité du discours physique sur les éléments de langage, les paroles jetées au vent. Les crânes rasés de la Jeunesse Civique faisaient rouler leurs muscles sous les t-shirts noirs. Ils avaient hâte d’en découdre. Les joies du dialogue, on ne s’en lasse pas.

- Ne me prends pas pour un con ! A ton avis, quelles sont les probabilités pour qu'une mignonne petite nana à croquer comme toi succombe aux attraits d'une loque dans mon genre, hein ? Eh bien, moi, je dirais nulles.

- Uno, lâchez-moi, vous me faites mal ( Biaise a obtempéré et s’est adouci. ). Deuzio, vous êtes branché calcul, statistiques ? Parce que les probabilités et moi, ça fait pas deux, mais beaucoup plus. Et tertio, je crois que je vous ai mal jugé. Depuis notre malheureux déjeuner ensemble, je me suis intéressée à vos chroniques. J’ai lu les dernières et j’ai trouvé ça plutôt pas mal.

Finie l’ébullition, la bouffée d’agressivité semi-délirante de Biaise est retombée à plat comme un pneu brusquement crevé.

- Seulement pas mal ?

- J’ai pas trop l’habitude de lire ce genre de trucs. Je ne suis pas une grande lectrice. En tous cas, vous m’avez souvent fait rire.

- C’est un bon début.

- Oui, je crois.

Biaise a rigolé.

- Tu es une groupie, dit-il.

- Marrez-vous, vieille épave.

Anna a passé son bras sous le pli du coude de Biaise.

- Excuse-moi, dit-il. Je traverse une période difficile et je souffre un peu de confusion émotionnelle en ce moment.

Anna les a entrainés en silence jusqu’à une résidence baptisée Le Majestic. Un nom flatteur. Le Spleen aurait été plus approprié. Elle n’avait pas menti. Le studio était un foutoir. Sa présence chaleureuse à ses côtés a empêché Biaise de sombrer dans le dégoût. Un fauteuil en rotin couleur sable, une petite commode et un lit étaient cernés d’assiettes en carton maculées de restes de pizza, de verres renversés, de boîtes et d’emballages, et de magazines jetés en vrac. Une pauvre biche faisait les yeux doux sur fond de lac et de montagnes aux cimes enneigées. Le tableau, tartiné à la truelle, se détachait sur un papier peint couleur chiasse. Les deux se complétaient comme Laurel et Hardy, mais dans l’horreur. Déprimant.

- Je suis locataire. Je suis de passage.

- Ah bon ?

- Je ne vais pas m’éterniser ici. Y’a rien à espérer. Dès que j’ai mis suffisamment de côté, je me casse. Je cherche encore ma voie.

- Tu as une idée de laquelle ?

- Ah ça non, je le saurai quand j'aurai trouvé.

Biaise a désigné le lit.

- Tu permets ? ( Il a pris le cendrier plein sur les draps froissés, l’a posé sur le sol puis il s’est assis. ) Un verre me ferait le plus grand bien. Je me sens un peu fébrile.

- Il doit me rester un fond de quelque chose.

Anna a glissé dans le minuscule coin-cuisine meublé de deux plaques chauffantes grasses, d’un minifrigo encastré sous un évier encombré de vaisselle sale et d’un petit placard mural d’où elle a tiré un verre et une bouteille de rhum aux trois-quarts vide.

- Un rhum, ça ira ?

- Parfait.

- Désolée, j’ai pas de glaçons.

- Aucune importance.

Anna lui a tendu le verre avant d’aller s’asseoir dans le fauteuil en rotin. Biaise a bu le rhum d’un trait.

- Vous n’avez vraiment pas l’air dans votre assiette, dit Anna.

Biaise a regardé le verre vide qu’il tenait entre ses cuisses.

- J’ai une vie plutôt mouvementée depuis quelque temps, dit-il d’une voix lasse. Je ne contrôle plus grand-chose. Et je ne sais pas où tout ça me mène.

D’un léger mouvement de tête accompagné d’un sourire bienveillant, Anna l’a encouragé à poursuivre.

Biaise a pris une longue inspiration puis expiré lentement. Il a posé le verre entre le cendrier et une pile de magazines et vidé son sac. Tout y est passé : l’altercation avec Burton Jr, l’entrevue avec Burton Sr, les sociétés secrètes, l’agression, la tentative d’assassinat, Bill, la fête qui avait dégénéré, l’héroïne, le cygne en foie gras… Il n’a omis que deux détails. Les deux trous supplémentaires dans son anatomie et son obsession de la viande. La viande rouge.

A la fin de son récit, Biaise a basculé la tête en arrière et regardé le plafond, les yeux mi-clos. Pas une seule fois, Anna ne l’avait interrompu. Captivée. Elle adorait les histoires, et celle là était cent fois meilleure que les faits-divers qui la distrayaient d’ordinaire. Clap-clap. Après une ou deux minutes d’un silence méditatif, Biaise a repris la parole.

- Putain, quelle purge ! Ça soulage.

Anna s’est levée.

- Vous méritez une récompense. Je vais vous faire un cadeau. Ne bougez plus.

Biaise a obéi.

Anne a déboutonné le haut de son chemisier et découvert sa poitrine.

Miséricorde ! Biaise n'en attendait pourtant plus grand-chose, mais la vie pouvait encore prodiguer des merveilles.

- Je vous donne la permission de regarder mes seins. Mais pas plus. Sinon vous allez penser que je suis une salope. Je ne suis pas une salope. Je sais ce que je veux et je fais ce que je veux, ça n’a rien à voir.

Anna avait des globes magnifiques, blancs, ronds et suaves. Biaise était tétanisé, émerveillé devant ce spectacle. Au septième ciel. Elle l’a laissé les contempler longtemps. Puis elle a reboutonné son chemisier, ôté ses sandalettes et s’est glissée sous les draps. Biaise s’est allongé, les mains le long du corps. Il a respecté sa promesse. Pas touche. Il s’est mordillé l’intérieur des joues.

- Si vous le souhaitez, je peux vous lire les lignes de la main, dit Anna.

- Ça se pratique encore, ce genre de conneries ?

- Ne faites pas le vieux grincheux.

Elle a affirmé qu’elle avait été initiée à la chiromancie par une de ses tantes qui avait du sang gitan dans les veines. Bien que ne croyant pas aux divinations et guère plus à ses explications, Biaise n’avait aucune raison de lui refuser ce plaisir. Elle lui a pris la main et en a étudié la paume et ses lignes. Ses traits se sont assombris. Elle voyait des violences abominables, des morts subites, brutales. L’angoisse lui a tordu le visag

La femme-serpent, la femme-tronc, la femme-poisson, la femme la plus grosse du monde, l’homme-chien, l’homme sans tête, il y en avait pour tous les goûts à la fête foraine.

... L’abominable homme des neiges, vous n’en croirez pas vos yeux. Il mesure deux mètres cinquante, pèse deux cents kilos, rien que de la graisse et du poil... Mi-homme mi-bête... Une langue de soixante centimètres et des dents si longues que nous avons dû les limer. Un appétit d’une férocité incroyable, digne d’un tigre de Sibérie... D’ailleurs pour votre sécurité, mesdames et messieurs, sous le contrôle strict de la Police Municipale, apprenez que nous avons pris soin de le nourrir avant la représentation de ce soir, sinon il serait tout à fait capable de tordre ses barreaux d’acier et de semer la terreur parmi vous... Ceux qui l’ont capturé, après plusieurs tentatives infructueuses et la mort de plusieurs d’entre eux, l’ont vu se repaître de chèvres encore à demi-vivantes... Phénomène unique au monde, cette créature est la seule de son espèce, je dis bien la seule, en captivité... Entrez ! N’hésitez plus! Vous ne le regretterez pas !

L’homme s’époumonait à vanter le monstre qu’on entendait grogner, dissimulé derrière un rideau rouge. Une attraction à l'ancienne. Des gosses frissonnaient en serrant fort la main de leurs pères.

Les annonces du bonimenteur rivalisaient d’invention et de délire. Et le mec gardait un sérieux pontifical. C’était le plus fascinant, débiter autant de conneries et garder un visage de marbre. Salut l’artiste ! Biaise a savouré la démonstration.

Toute la journée, la chaleur avait été écrasante. Biaise n’avait pas réussi à se débarrasser de cette souris qui tournait en rond dans la cage de son crâne et le rendait marteau. Il éprouvait une sensation bizarre dans les rues. Les gens ne le regardaient plus comme une bête curieuse mais désormais malfaisante. Leur façon de le dévisager était lourde d’inquiétude, comme si son ventre menaçait de leur exploser à la gueule. Biaise était une putain de bombe à retardement et ils le sentaient.

A la terrasse d’un bistrot, toujours cette sensation d’hostilité à son égard. Autour de lui, les clients l’observaient du coin de l’œil. Les trois whiskys qu’il s’est enfilés n’ont eu aucun effet sur son humeur mais ont dilaté sa vessie. Il est allé pisser. Dans les toilettes, après s’être soulagé et lavé les mains, il a tourné la tête vers le type qui patientait près du lavabo. La façon qu’il avait de le regarder a fait comme une nuée de criquets lui ravageant le cerveau, Biaise a tendu le bras pour saisir entre le pouce et l’index le cafard qui trottait sur le mur carrelé et humide. Le format géant, dopé aux OGM. Celui-là ne respectait pas les habitudes de ses frères orthoptères qui, depuis plus de 300 millions d’années, ne sortent que la nuit. Du cafard à la fêlure dans la cafetière, la frontière est mince. Biaise a fixé le type dans les yeux et porté la bestiole à sa bouche, la coinçant entre ses incisives. D’un coup sec, sans broncher, il a mordu dans la carapace, qui a fait un bruit de cosse de cacahuète qu’on brise. Un jus jaune comme du pus a giclé sur le menton. Biaise a mâchouillé le cafard comme si c’était une gomme contre la toux. Le goût n’avait rien de terrible. Après l’avoir avalé, Biaise fixait toujours le type. Du bout de l’index, il a essuyé le jus épais et jaune sur son menton et porté le doigt à ses lèvres. Il l’a sucé. Blême, le type a mis une main devant sa bouche. Pris de nausées, il a filé vers la sortie. Quand Biaise est revenu à sa place, l’ambiance électrique a continué de lui taper sur les nerfs. Putain, il virait totalement parano. Il a fini son verre.

Biaise s’est levé, direction la fête foraine dressée pour une semaine en bordure du fleuve.

Biaise était sûr qu'on l’avait pris en filature. Silhouette suspecte qui le flairait, longeait les murs, détournait la tête quand il se retournait vivement, s’arrêtait brusquement, disparaissait dans un hall d’immeuble ou au coin d’une rue. Lâché à ses trousses. Biaise était en danger.

Dominer sa peur. Les prendre par surprise. Renverser la vapeur.

Biaise a emprunté une ruelle et bondit sur le type qui le talonnait. Il lui a fait une clé au cou. En maintenant la pression sur son artère carotide, Biaise lui a écrasé le visage contre le mur.

- Qui t’envoie, salopard ?

- Qu’est-ce que vous me voulez ? articula l’homme avec difficulté, la bouche tordue.

Biaise lui a râpé la peau contre la pierre.

- Fais pas le mariole. Tu le sais très bien.

- Si c’est du fric, j’ai pas grand-chose. Vous pouvez vérifier, dans la poche intérieure de ma veste.

Ah, l’innocence bafouée, les trémolos d’angoisse dans le timbre, c’était beau, ça sonnait vrai. Biaise avait affaire à un pro. Son numéro était au point. Biaise l’a palpé en vitesse, maladroitement. Sa main se refusait à fouiller certaines parties. Est-ce qu’on pouvait planquer une arme dans son slip ? Des vicelards en fourraient bien dans leur chaussette. Ce n’était pas le genre de truc qu’on apprenait dans le Tractatus logico-philosophicus et Biaise avait oublié de poser la question à Bill.

- T’as pas de flingue ?

- Mais de quoi vous parlez ? Vous êtes malade. Vous avez trop bu, mon vieux.

- Tu préfères le couteau ? Il est où ?

- Faut vous faire soigner.

- Sale con. Tu te crois malin...

Biaise l’a fait pivoter sur lui-même en le tirant par le col. Il bascula dans une sorte de démence, la rage au cœur et ailleurs. Avant de lui laisser le temps de dire ouf, Biaise lui a flanqué son poing dans le foie. Le souffle coupé net, l’homme s’est cassé en deux. Il a toussé et crachouillé un peu de bile. Un filet de bave est resté suspendu à sa lèvre inférieure. Il l’a essuyé du revers de la main. Biaise a levé à nouveau le poing. Déterminé à le cogner, lui faire mal. Comme une délivrance. Au moment où il m’apprêtait à frapper, il a vu les yeux gonflés de larmes. L’homme semblait perdu. Ses jambes flageolaient. Il tremblait. L’incompréhension et la terreur se lisaient dans son regard. Putain, Biaise n’avait pas été suivi, personne ne le suivait. Son imagination lui jouait des sales tours. Il voyait des ennemis partout. Il délirait. Il était temps de marquer une pause. Il avait besoin de prendre du repos, un peu, beaucoup, ou de se faire embaucher par la CIA ( « Même les paranoïaques ont des ennemis », leur slogan ). C’était pas demain la veille, le repos ou la CIA, alors un peu de distraction à la fête foraine lui changerait peut-être les idées.

En fin d'après-midi, le ciel s'était obscurci, des roulements de tambour avaient accompagné les nuages amoncelés, quelques gouttes avaient fini par tomber. Des effluves de guimauve et de friture s’insinuaient entre les stands. Le train-fantôme, ses squelettes et ses momies aux rires grinçants, ses araignées sauteuses, ses monstres animés en carton ; le palais des reptiles assoupis ; le dingue à moto faisant des cercles complets dans une sorte de puits métallique géant ; le tir à la carabine ; les tirettes ; les faux-Chinois acrobates lançant des défis à la pesanteur, Biaise avait fait le tour et épuisé les joies des attractions à l’ancienne. Il avait encore un petit creux à combler et une paire de hot-dogs ferait l’affaire en attendant mieux.

La baraque puait l’huile. Des frites trempaient dans une marmite bouillonnant près du fond. Un geste malheureux des forains et tout serait parti en fumée en un claquement de doigt. Biaise a observé un très joli brin de fille. De dos, la silhouette lui disait quelque chose. Elle attendait que la grosse femme eut fini d’arroser de sel les frites empilées en vrac dans un cornet de papier. Elle a payé et pris le cornet. Lorsqu’elle s’est retournée, Biaise a reconnu Anna. Un pétard a éclaté à un mètre d’eux environ. Elle a sursauté et une poignée de frites s’est renversée sur la chemise de Biaise. Un gamin hilare a détalé à toutes jambes. Une large auréole graisseuse s’est dessinée sur l’abdomen. La bouche d’Anna a formé un grand O de désolation. Une rougeur lui a pigmenté son délicieux visage.

- Je suis confuse, vraiment. S’il n’y avait pas eu ce fichu pétard.

Elle a fait un geste en direction du sol.

- Tu ne m’aurais certainement pas parlé, dit Biaise. Notre dernière rencontre n’a pas été une franche réussite. ( Il attendit une réplique qui ne vint pas. ) Et ne t’en fais pas pour ma chemise, j’ai l’habitude que des jolies filles qui n’osent pas m’aborder me couvrent de frites pour attirer mon attention. ( Elle a ri. ) Ravi de te voir.

Le couple s'est écarté de la file d’attente. Biaise lui a tendu la main. Elle l’a jaugé du regard avant de lui tendre la sienne. Sa main a fait un nid doux et tiède. Biaise a esquissé un baise-main.

- Pour me faire pardonner, on va partager, dit Anna. Allez-y, servez-vous.

Elle lui a tendu le cornet. C'était tentant. Biaise a décliné l’offre, pointant du doigt sa panse.

- Si je puis me permettre, à part renverser des frites sur les gens, qu’est-ce que tu fais ici toute seule ?

- Je devais venir avec une copine, mais cette idiote s’est tordue la cheville. Elle peut plus marcher. Je me faisais une telle joie de sortir que je me suis dit après tout qu’est-ce qui m’en empêche. Je veux juste m’éclater un peu.

- Que celui qui n’a jamais eu envie de s’amuser te jette la première frite.

Elle a ri de nouveau. Cette fille était un bouquet de fraicheur, Biaise avait envie de cueillir son rire sur ses lèvres. Des sabots de satyre lui poussaient au bout des pieds.

Dans le vacarme et la poussière, Biaise s’était demandé ce qu’il était venu chercher là. Il tenait sa réponse. Une fille comme Anna. Quelqu’un qui lui ferait oublier la saloperie des hommes.

Anna a levé les yeux vers le Grand Huit. L’attraction flirtait avec les nuages.

- On y va ?!

Elle rayonnait. Biaise ne voulait surtout pas lui enlever son beau sourire. Il n’a pas osé lui avouer qu’il avait le vertige.

En mettant les pieds dans le chariot, Biaise a su qu’il avait fait une connerie. C’était une première, et, à coup sûr, une dernière.

- Je ne suis jamais monté là-dedans, dit-il.

- Moi non plus.

A un rythme très lent, les chariots ont entamé la longue ascension de ce qui ressemblait à une bosse de dromadaire géante. Biaise a jeté des regards inquiets à Anna, qui lui retournait des grands sourires. A l’approche du sommet, il a redouté la suite. L’engin s’est immobilisé un court instant au pic ; et a plongé à la verticale. Bordel. La tête de Biaise a été brutalement rejetée en arrière comme si un frappadingue avait voulu la lui arracher du cou. Ses organes ont remonté puis se sont dispersés un peu partout dans son corps. A l’intérieur, c'était un puzzle. La chute a été vertigineuse. La terre s’est rapprochée en un éclair. On allait être éjecté et propulsé en l’air avant que leurs corps ne fassent de la bouillie en s’écrasant au sol. Sans pouvoir s’en empêcher, Biaise s’est mis à hurler. Anna a ri. Devant, derrière, ce n’était plus que des hurlements hystériques. Le virage en épingle à cheveux les a plaqués contre la paroi du chariot et leur a comprimé les poumons. Les cris se sont coincés dans les gorges. Dans la boucle, Biaise était persuadé que le chariot allait quitter ses rails. Sa vitesse était trop élevée. La force centrifuge a opéré et sans freiner on a regrimpé une nouvelle pente moins abrupte que la première mais plus longue. En haut, on a abouti au même résultat. On a piqué la tête en avant. L’air leur a fouetté les visages. Ensuite Biaise a fermé les yeux et attendu que ça se passe. Le temps lui a paru très long, élastique. Un saut.

Les pieds au sol, plus rien ne tenait en place, Biaise tanguait, pire qu’à l'issue d'une nuit de beuverie. Les choses et les êtres ont tournoyé sans fin. Anna lui a offert son bras. Biaise l’a remerciée comme s’il était un naufragé en pleine mer à qui une main secourable jetait une bouée.

- Je me trompe ou c’est pas votre truc, le Grand Huit.

- On dira ça comme ça... Parce que toi, ça t’a plu ?

- Oui, grave.

- C’est pas toi que j’ai entendue hurler à un moment ?

- Si, mais c’était de joie et d’excitation. Je vous offre une barbe à papa ?

- Tu rigoles ! C’est à peine si j’arrive à respirer.

- Petite nature.

- On t’a déjà dit que tu as une très jolie voix, même quand tu hurles.

- C’est vrai ? Vous vous y connaissez en voix ?

- Oui, je sais reconnaître quand une voix est belle.

Le visage d’Anna s’alluma comme un lampion.

- C’est vrai ? Vous êtes mignon.

- C'est pas un peu ringard, cette expression. Plus personne ne parle comme ça maintenant.

- Je suis old-school. J'aime les vieux trucs.

Elle lui a fait un clin d'œil. Biaise a toussé.

- Vous avez avalé de travers ? a-t-elle demandé.

- Non, j'ai cru que tu parlais de moi...

- J'ai pas dit vieux machin. Dites, si je vous invitais chez moi, vous vous conduiriez en gentleman ?

Une main sur le cœur, Biaise a pris un air offensé.

- Anna, mais je suis un putain de gentleman.

Elle a éclaté de rire.

- Vous savez, ça n’a rien de flamboyant. Je n’y fais que dormir. C’est à deux pas d’ici.

Une idée absurde lui a traversé l’esprit. Il a saisi fermement Anna par le poignet.

- Qui t’envoie, Anna ? Après la manière forte, ils essaient la douce, c'est ça ?

- De quoi vous parlez ? Je pige rien.

Biaise s’est efforcé de ne pas hausser le ton. De dominer sa colère. De se fondre dans le décor. Barbe à papa. Du miel dans le regard, du sucre dans la voix. Des flics de la police municipale patrouillaient dans toutes les travées et leurs yeux furetaient dans tous les coins, à l’affût des signes avant-coureurs d’une bagarre. Plus que jamais, n’importe quel abruti pouvait se saisir de n’importe quel prétexte pour taper sur la gueule de son voisin. Encore quelques bières à écluser et les esprits échauffés seraient prêts à démontrer la supériorité du discours physique sur les éléments de langage, les paroles jetées au vent. Les crânes rasés de la Jeunesse Civique faisaient rouler leurs muscles sous les t-shirts noirs. Ils avaient hâte d’en découdre. Les joies du dialogue, on ne s’en lasse pas.

- Ne me prends pas pour un con ! A ton avis, quelles sont les probabilités pour qu'une mignonne petite nana à croquer comme toi succombe aux attraits d'une loque dans mon genre, hein ? Eh bien, moi, je dirais nulles.

- Uno, lâchez-moi, vous me faites mal ( Biaise a obtempéré et s’est adouci. ). Deuzio, vous êtes branché calcul, statistiques ? Parce que les probabilités et moi, ça fait pas deux, mais beaucoup plus. Et tertio, je crois que je vous ai mal jugé. Depuis notre malheureux déjeuner ensemble, je me suis intéressée à vos chroniques. J’ai lu les dernières et j’ai trouvé ça plutôt pas mal.

Finie l’ébullition, la bouffée d’agressivité semi-délirante de Biaise est retombée à plat comme un pneu brusquement crevé.

- Seulement pas mal ?

- J’ai pas trop l’habitude de lire ce genre de trucs. Je ne suis pas une grande lectrice. En tous cas, vous m’avez souvent fait rire.

- C’est un bon début.

- Oui, je crois.

Biaise a rigolé.

- Tu es une groupie, dit-il.

- Marrez-vous, vieille épave.

Anna a passé son bras sous le pli du coude de Biaise.

- Excuse-moi, dit-il. Je traverse une période difficile et je souffre un peu de confusion émotionnelle en ce moment.

Anna les a entrainés en silence jusqu’à une résidence baptisée Le Majestic. Un nom flatteur. Le Spleen aurait été plus approprié. Elle n’avait pas menti. Le studio était un foutoir. Sa présence chaleureuse à ses côtés a empêché Biaise de sombrer dans le dégoût. Un fauteuil en rotin couleur sable, une petite commode et un lit étaient cernés d’assiettes en carton maculées de restes de pizza, de verres renversés, de boîtes et d’emballages, et de magazines jetés en vrac. Une pauvre biche faisait les yeux doux sur fond de lac et de montagnes aux cimes enneigées. Le tableau, tartiné à la truelle, se détachait sur un papier peint couleur chiasse. Les deux se complétaient comme Laurel et Hardy, mais dans l’horreur. Déprimant.

- Je suis locataire. Je suis de passage.

- Ah bon ?

- Je ne vais pas m’éterniser ici. Y’a rien à espérer. Dès que j’ai mis suffisamment de côté, je me casse. Je cherche encore ma voie.

- Tu as une idée de laquelle ?

- Ah ça non, je le saurai quand j'aurai trouvé.

Biaise a désigné le lit.

- Tu permets ? ( Il a pris le cendrier plein sur les draps froissés, l’a posé sur le sol puis il s’est assis. ) Un verre me ferait le plus grand bien. Je me sens un peu fébrile.

- Il doit me rester un fond de quelque chose.

Anna a glissé dans le minuscule coin-cuisine meublé de deux plaques chauffantes grasses, d’un minifrigo encastré sous un évier encombré de vaisselle sale et d’un petit placard mural d’où elle a tiré un verre et une bouteille de rhum aux trois-quarts vide.

- Un rhum, ça ira ?

- Parfait.

- Désolée, j’ai pas de glaçons.

- Aucune importance.

Anna lui a tendu le verre avant d’aller s’asseoir dans le fauteuil en rotin. Biaise a bu le rhum d’un trait.

- Vous n’avez vraiment pas l’air dans votre assiette, dit Anna.

Biaise a regardé le verre vide qu’il tenait entre ses cuisses.

- J’ai une vie plutôt mouvementée depuis quelque temps, dit-il d’une voix lasse. Je ne contrôle plus grand-chose. Et je ne sais pas où tout ça me mène.

D’un léger mouvement de tête accompagné d’un sourire bienveillant, Anna l’a encouragé à poursuivre.

Biaise a pris une longue inspiration puis expiré lentement. Il a posé le verre entre le cendrier et une pile de magazines et vidé son sac. Tout y est passé : l’altercation avec Burton Jr, l’entrevue avec Burton Sr, les sociétés secrètes, l’agression, la tentative d’assassinat, Bill, la fête qui avait dégénéré, l’héroïne, le cygne en foie gras… Il n’a omis que deux détails. Les deux trous supplémentaires dans son anatomie et son obsession de la viande. La viande rouge.

A la fin de son récit, Biaise a basculé la tête en arrière et regardé le plafond, les yeux mi-clos. Pas une seule fois, Anna ne l’avait interrompu. Captivée. Elle adorait les histoires, et celle là était cent fois meilleure que les faits-divers qui la distrayaient d’ordinaire. Clap-clap. Après une ou deux minutes d’un silence méditatif, Biaise a repris la parole.

- Putain, quelle purge ! Ça soulage.

Anna s’est levée.

- Vous méritez une récompense. Je vais vous faire un cadeau. Ne bougez plus.

Biaise a obéi.

Anne a déboutonné le haut de son chemisier et découvert sa poitrine.

Miséricorde ! Biaise n'en attendait pourtant plus grand-chose, mais la vie pouvait encore prodiguer des merveilles.

- Je vous donne la permission de regarder mes seins. Mais pas plus. Sinon vous allez penser que je suis une salope. Je ne suis pas une salope. Je sais ce que je veux et je fais ce que je veux, ça n’a rien à voir.

Anna avait des globes magnifiques, blancs, ronds et suaves. Biaise était tétanisé, émerveillé devant ce spectacle. Au septième ciel. Elle l’a laissé les contempler longtemps. Puis elle a reboutonné son chemisier, ôté ses sandalettes et s’est glissée sous les draps. Biaise s’est allongé, les mains le long du corps. Il a respecté sa promesse. Pas touche. Il s’est mordillé l’intérieur des joues.

- Si vous le souhaitez, je peux vous lire les lignes de la main, dit Anna.

- Ça se pratique encore, ce genre de conneries ?

- Ne faites pas le vieux grincheux.

Elle a affirmé qu’elle avait été initiée à la chiromancie par une de ses tantes qui avait du sang gitan dans les veines. Bien que ne croyant pas aux divinations et guère plus à ses explications, Biaise n’avait aucune raison de lui refuser ce plaisir. Elle lui a pris la main et en a étudié la paume et ses lignes. Ses traits se sont assombris. Elle voyait des violences abominables, des morts subites, brutales. L’angoisse lui a tordu le visage. Elle tremblait.  Elle a lâché la main.

- Un événement terrible va se produire bientôt.

Anna a reniflé. Prête à éclater en sanglots. Biaise l’a prise dans ses bras. Elle s’est blottie contre sa poitrine. Il lui a caressé les cheveux et tenté de la rassurer.

- Tout est terrible en ce moment, sauf la beauté de la rencontre improbable de deux êtres.

Il n’y a pas eu de baiser. On est resté blottis l'un contre l'autre. Tendrement. Sagement.

Merde, Biaise ne se reconnaissait plus. Plusieurs heures s’étaient écoulées sans penser à mordre dans un morceau de viande.

Jean Songe le 30/01/2020

21/35 L'Homme-Sang est à la fête ( foraine !)