20/35 A table avec l'Homme-Sang
Bill sirotait son martini-gin et Biaise finissait son troisième whisky. On était dans un box au fond de la brasserie.
- Votre sensiblerie a fichu notre plan en l’air, dit Bill.
Biaise venait d’achever le récit détaillé des péripéties de sa rencontre avec Burton Sr. Bill a médité brièvement sur cet échec. Prévisible.
Biaise était novice en la matière, il ne pouvait pas lui en tenir rigueur. Le plan initial, c’était de faire mine de rallier Biaise à la cause des émules de l’Ikeabana. Pur bon sens et pragmatisme. La trouille de se faire trouer la peau et préférer se trouver du côté des vainqueurs paraissaient plus crédibles qu’un accord idéologique. Afin de prouver sa bonne foi, Biaise était disposé à leur communiquer des informations importantes, et prêt à leur livrer une faction ennemie, avec laquelle il était en contact, en leur tendant un piège. Le dit piège devait se retourner contre Burton Sr. et sa clique. Bill avait échafaudé le plan. Pas exceptionnel, mais il avait fallu improviser dans l’urgence. Toute la tactique était à revoir.
Biaise n’avait plus la tête à élaborer des stratégies. Une choucroute royale fumait dans le plat. Une vestale nue prête à satisfaire toutes ses fantaisies ne lui aurait pas donné une mine plus exaltée. Toutes ces saucisses de Morteau, ces lards frais et fumés, ces morceaux de jarrets aussi frais et fumés lui excitaient les papilles. Il songeait déjà à l’entrecôte commandée en sus, en insistant auprès du serveur, incrédule. Biaise avait la sensation que ses pupilles dilatées salivaient elles aussi. Il a fait claquer ses mâchoires. Bill se contentait d’une pauvre assiette gourmande.
- Hot ziggety ! s'exclama Bill. Vous allez manger tout ça ?
- C’est de l’Ikeabana ? dit Biaise.
- Ah non, c'est une expression argotique du Kansas.
- Vous êtes de là-bas ?
Bill a hoché pendant que Biaise engloutissait une énorme portion de chou et de jarret. Biaise mastiquait comme si sa vie en dépendait. Il grondait de satisfaction entre ses dents.
- J'en sais vraiment très peu sur vous alors que vous en savez pas mal sur moi. Ce n'est pas très équitable, Bill. Pas très fair-play. Décoincez-vous un peu, merde.
Bill a reposé ses couverts. Il a dégluti et s’est versé une coupe de champagne, la seconde. Biaise a vidé sa troisième coupe et commandé une autre bouteille. Les occasions de boire du champagne se faisaient rares, il en profitait, mais à choisir entre le champagne et la viande, il n’y avait pas photo. Ce soir là, Biaise n’avait pas à choisir. Bill régalait. Le repas passait en note de frais. A quoi bon se priver ?
- Ce n'est pas un jeu, Biaise. Mettez-vous ça bien dans le crâne ! Qu'est-ce qui vous intéresse tant que ça ? Vous serez bien avancé quand je vous aurai dit que j'ai fait, ouvrez la parenthèse, l'académie de West Point, et que la discipline et la vie communautaire ne me posaient aucun problème. C'était bien mieux que chez moi. J'ai pratiqué pas mal de sports : football américain, baseball, basket. J'avais de bons résultats, partout. Je suis sorti lieutenant. J'ai tiré les cinq ans puis j'ai intégré un service de renseignements. L'ambiance était corrompue, alors j'ai démissionné, tout simplement. J'ai ouvert un cabinet de détective privé, ce qui ressemble plus à un job de chasseur de primes. Je ne roulais pas sur l'or, mais au moins j'étais mon propre boss. C'est comme ça, de fil en aiguille, sur une affaire mineure, que j'ai rencontré celui pour qui je travaille maintenant. Ou plutôt devrais-je dire pour qui nous travaillons. Fermez la parenthèse
- Vous esquivez bien, Bill, mais c'est un début. Dites-moi, votre... notre employeur, c'est un gros ponte d'Hollywood, c'est ça ?
Bill a secoué la tête. Il a baissé d'un ton et allongé le cou par-dessus son assiette.
- Fuck, mais où êtes-vous aller chercher une idée pareille ? Je ne vous dirai pas son nom, dans votre intérêt comme du sien, mais ce n'est pas un ponte d'Hollywood, je vous en donne ma parole. Qu’est-ce que Hollywood en a à foutre de l’Europe, tant qu’ils refourguent leur camelote.
- C’est en train de changer. Mais d'accord, admettons. Vous bossiez où ? Dans quelle ville ?
- A Chicago. C’est là que j’ai rencontré mon partenaire, Dexter. Vous le rencontrerez peut-être. En sortant d’un club de blues où jouait Buddy Guy, j'ai été pris à partie par des mecs à qui ma tête ne revenait pas et Dexter est venu me prêter main forte. On a eu le dessus et je lui ai offert un verre. Comme il était au chômage, je l'ai embauché dans mon cabinet de privé. C'était mon bras droit en quelque sorte. Bon, on était que deux, aussi. Notre entente est très bonne. Quand j'ai accepté l'offre de notre employeur, j'ai demandé à Dexter de continuer à s’occuper de nos affaires sur place. C'est un gars sur qui je peux compter, en n'importe quelle circonstance.
- Eh bien...
- Well, c'est fini les questions ? Je peux manger maintenant, si ça ne vous dérange pas trop. Vous n’êtes pas le seul à avoir faim.
Bill a piqué sa fourchette dans une rondelle de chèvre chaud. Biaise a repris un gros morceau de jarret qu’il a enrobé de chou haché. Il s’empiffrait. La nourriture disparaissait dans sa bouche comme dans un sanibroyeur, avec de grands bruits liquides de mastication et d'aspiration assez répugnants. La choucroute avait un effet euphorisant et aphrodisiaque. Biaise ne relevait pas le nez de son assiette, respirant à peine. Il aurait aimé se foutre à poil, étaler le contenu du plat sur le carrelage froid, se rouler dedans, prendre à pleines mains le chou haché, les saucisses, le lard et les frotter contre son visage et sa peau, partout, ruisseler de jus et de gras, sentir l’odeur forte de la macération, qui puait le sexe, lui piquer les narines. Biaise a eu un début d’érection. Et il n’avait pas encore touché à l’entrecôte, qu’il se réservait pour la fin. Bill évitait de regarder ce spectacle qu’il jugeait avilissant.
- C'est la choucroute qui vous met dans cet état là ? demanda-t-il.
- Faites pas l’innocent, vous savez très bien de quoi il retourne. Vous connaissez mon problème, dit Biaise, toujours penché sur son assiette. A ce propos, ça serait bien de percer cet abcès entre nous.
- Vous voulez savoir comment on a appris pour votre, comment dire, particularité ? C’est cela ?
- Oui, affranchissez-moi, Bill.
- Vous ne le savez certainement pas, mais le dernier bœuf que vous avez tué appartenait à Burton Sr. Vous étiez sur ses terres. Et j’ai placé sous surveillance tout ce qui touche dans le coin, de près ou de loin, à Burton Sr.. C’est comme ça que vous êtes tombé dans mes filets.
Biaise a enfin relevé la tête et sa façon de happer l'air faisait penser à un poisson hors de l'eau, et les poissons ne survivent pas en respirant de l'oxygène, ils en crèvent. Du jus dégoulinait aux commissures de ses lèvres.
- Alors vous vous êtes penché sur mon cas.
- Je ne pouvais pas passer à côté d’un phénomène comme vous. Vous savez, peut-être que vous cherchez à vous suicider avec la bouffe ?
- Oui, qui sait ? Mais ce n’est pas la bouffe, c’est la viande qui agit directement sur mon métabolisme. (Biaise a planté sa fourchette dans une pomme de terre et un morceau de saucisse. Très vite il avait englouti sa première assiette, rempli illico une seconde, fini la deuxième bouteille de champagne et fait signe au serveur d'en apporter une troisième. ) Sinon, à part ça, de votre côté, vous avez du neuf ? demanda Biaise en s’attaquant à l’entrecôte cuite bleue.
- Rien qui nous concerne directement, dit Bill. J'ai juste eu la confirmation que Burton Sr. et Lotz, le chef allemand, sont complètement tarés. Ils ont formé une sorte de tribunal à huis-clos. Ils l'ont copié sur l'U.S.C.H.L.A. des nazis, qui n'était qu'une nouvelle version de la Sainte-Vehme, qui jugeait et condamnait in contumaciam les traitres et les ennemis des corps-francs, qui eux-mêmes formaient les Viking, Werwolf, O.C., Orgesch, Oberland, dont étaient issus tous les cadres du parti nazi. Quiconque éveille des soupçons passe devant ce tribunal. L'épouse du responsable suédois est sur la sellette. Ils lui reprochent sa vie sexuelle absolument anormale. Ce sont leurs propres termes. Je me demande ce qu'ils entendent par vie sexuelle anormale. ( Il a regardé, surpris, l’assiette de Biaise. ) Mais, vous avez déjà fini ?
Bill a secoué la tête. Biaise n’avait fait qu’une bouchée des 750 grammes de viande et s’essuyait la bouche d’un revers de manche.
- En somme, rien de très neuf. C’est rien qu’une bande de nazillons à la sauce d’aujourd’hui, dit Biaise.
- Oui, mais un rien très actif.
- Putain, ça promet.
On a fait l’impasse sur les fromages et les desserts. Les laitages brouillaient l’estomac de Biaise et le sucré le laissait indifférent. Un plat suffisait à Bill. Le serveur a apporté l’addition. Bill y a jeté un rapide coup d’œil expert. Il a paru réfléchir, au montant de la note peut-être, à l’appétit dévorant de Biaise ou à autre chose.
- Bon, on fait quoi, ou comment, maintenant ? demanda Biaise.
Jean Songe, le 28/02/2020
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