Reprendre place, contre l’architecture du mépris – entretien avec Mickaël Labbé pour le « droit à la ville »
Mickaël Labbé, maître de conférence en esthétique et philosophie de l’art à l’université de Strasbourg propose une réflexion sur la ville et ses enjeux. À l’heure où la course au profit se fait de plus en plus pressante, où l’individualisme est érigé comme religion, l’auteur souligne que ces pratiques affectent aussi notre espace urbain avec des conséquences tout aussi redoutables. Comme l’installation de planches à clous et autres pièges diaboliques (mais design, bien sûr) et de plus en plus sophistiqués pour mettre encore plus la misère aux SDF ou décourager le touriste qui ne rapporte pas assez de s’attarder dans des quartiers où il n’est plus le bienvenu.
L’architecture hostile ou « défensive », s’impose progressivement dans la réflexion urbaine. Au-delà de la volonté affichée d’exclure de l’espace public les populations les plus précaires, cette politique illustre une vision aseptisée de l’espace répondant comme bien des domaines, à des logiques marchandes.
Construire des bancs anti-SDF, valoriser le tourisme de masse citadin ou encore mettre en place des BID (Business Improvement Distric) voilà semble-t-il, la ligne de conduite des concepteurs de nos villes. Pour quel dessein ? Une ville plus sécurisée, individualisée et homogène. Mickaël Labbé en appelle donc à une réflexion collective d’un espace on ne peut plus personnel, notre espace du quotidien. Qu’il s’agisse de lieux que l’on traverse, que l’on découvre où que l’on occupe, il est temps que les usagers se réapproprient ces espaces afin de concevoir des villes où le nous s’institue dans le où.
Impossible de définir qui nous sommes ou qui nous voulons être, dès lors que nous n’avons plus aucune prise sur où nous sommes.
S’il ne remet pas en cause le potentiel démocratique des mouvements tels que les ZAD où l’occupation des places publiques, il souligne cependant un point primordial : il est nécessaire de se réapproprier les lieux où la danse du quotidien se déploie, où les individus se croisent et se rencontrent. En somme, les espaces qui nous appartiennent. C’est la traduction du « droit à la ville » qui s’oppose à l’urbanisme fonctionnel.
Le droit à la ville, aussi utopique soit-il, est un droit à l’appropriation des espaces de vie de la quotidienneté par ceux-là mêmes qui les font être dans leurs habitations, leurs échanges, leurs usages, leurs parcours.
Plus qu’une réflexion philosophique sur la capacité des villes à organiser le vivre ensemble, ce livre nous pousse à l’action : prenons et reprenons en main les espaces qui façonnent notre existence. S’appuyant sur de nombreuses références, cet ouvrage apporte un regard précis et pertinent qui suscite la réflexion. Car au-delà des politiques, des architectes ou encore des promoteurs c’est avant tout l’appropriation d’un lieu par les individus qui fait vivre la ville, c’est un travail collectif qui permet à chacun de trouver sa place.
Plus de soixante ans après, la réflexion de Mickaël Labbé fait écho à celle des situationnistes sur la dérive urbaine. À cette époque déjà, Guy Debord prônait une réappropriation des espaces urbains sous un angle complètement nouveau : plutôt que de suivre un trajet quotidien identique répondant aux fonctions primaires de la société contemporaine, il suffit de se laisser porter par ses émotions et ses impressions pour reconsidérer et redécouvrir nos lieux de vie. Force est de constater qu’un demi-siècle plus tard, l’architecture « défensive » n’est pas vraiment allée dans le sens de cette démarche…
Par où commencer pour instaurer le « droit à la ville » que vous développez dans votre ouvrage ?
Dans un milieu urbain et métropolitain qui dépossède chaque jour un peu plus les habitants de toute possibilité de mettre en forme leurs lieux de vie quotidiens, un milieu sur lequel nous semblons n’avoir aucune prise, la question de savoir par où commencer pour réinscrire une logique du droit à la ville contraire à la production marchande et technocratique de l’espace est en effet décisive. D’une certaine manière, j’aurais tendance à dire : partout en même temps. Mais, surtout, à partir des espaces qui nous sont les plus proches, ceux que nous habitons, où nous emmenons nos enfants, où nous travaillons, etc. En un mot : nos quartiers, les espaces dont nous faisons usage, qui sont ceux où nous sommes déjà. Ces espaces, qui sont nos territoires quotidiens, sont devenus des zones à défendre. On peut donc faire valoir son droit à la ville, c’est-à-dire son droit à faire un usage collectif de ces biens communs que sont nos espaces ordinaires, en s’intéressant à son quartier, en militant de manière défensive contre des projets qui visent à traiter la ville comme pur espace marchand (et cela marche : pensons à l’arrêt d’Europacity), mais également en investissant de manière positive ces lieux.
Une ville a-t-elle commencé à emprunter cette voie ?
Si le droit à la ville est avant tout l’affaire des habitants, de même que l’objet d’une lutte, l’échelon municipal est aussi très important. Contre une logique aujourd’hui mondiale de métropolisation (qui ne parle de la ville qu’en termes d’attractivité, de rayonnement, de développement économique), et dans le cadre d’une concurrence territoriale féroce, très rares sont les exemples politiques à l’échelle d’une municipalité qui auraient embrassé cette autre vision politique. On peut tout de même citer un exemple célèbre, au succès somme toute relatif, à savoir Barcelone. Sous l’effet du surtourisme, qui conduit toujours à ce que les villes concernées se dépeuplent, et grâce aux mobilisations habitantes qui réclament leur droit à la ville, la municipalité s’est en quelque sorte vue contrainte de ralentir ou de freiner sous peine de « mort de l’urbanité ». On en vient ainsi à réguler l’expansion des locations Airbnb, à réaménager des places et des quartiers pour que puisse à nouveau s’y développer des logiques d’usages collectifs de l’espace public (on peut penser par exemple au phénomène des « supermanzana »).
Comment inciter les usagers à prendre en main leur espace ?
Tout le monde est bien entendu pour la participation, la co-construction, la consultation, etc. Les acteurs urbains n’ont plus que ces mots à la bouche… Mais il s’agit le plus souvent de dispositifs idéologiques qui conduisent à des simulacres d’écoute dans lesquels les décideurs cherchent avant tout à obtenir l’« accord » des habitants quant à des projets déjà largement avalisés en amont. Ou, de manière inverse, on nous serine avec les sempiternelles lamentations quant au fait que très peu de gens viennent aux réunions publiques ou qu’il s’agit toujours des mêmes personnes. En un sens, c’est là un problème réel. Mais il me semble que si l’on en reste à cette question de la participation (qui n’est qu’une version faible du droit à la ville, qui est un droit à l’appropriation), il faut commencer par ne pas confondre les causes et les effets : les habitants n’ont aucune raison de participer à la réflexion sur leur cadre de vie tant que la participation n’est ni réelle ni désirable. On pourrait donc inventer des dispositifs participatifs plus authentiques. Mais on peut également inciter les habitants (c’est-à-dire tout simplement nos voisins et d’abord nous-mêmes) à reprendre en main directement certains espaces de leurs quartiers, à investir des lieux en friche, à développer des jardins partagés, etc. Mais nous avons tellement été dépossédés de notre droit à la ville, et la culture de l’habiter est si peu répandue dans le corps social, que cela prendra nécessairement du temps. Il faut à la fois comprendre que ces espaces sont les nôtres, qu’ils sont une part définitoire de nos identités individuelles et collectives, et que nous pouvons revendiquer le droit de faire la ville autrement.
Votre réflexion cible le milieu urbain, qu’en est-il du milieu rural ?
Le milieu urbain est aujourd’hui omnipotent. Ce que l’on appelle « métropolisation » ne désigne pas uniquement le développement des villes et l’étalement urbain, mais la reconfiguration de l’ensemble du territoire sous l’égide de la logique métropolitaine. C’est pourquoi la manière de faire les villes affecte également le milieu rural. De là les « campagnes en déclin », la misère des espaces périurbains mise en avant dans la révolte des Gilets Jaunes. Je m’intéresse pour ma part au milieu urbain, c’est vrai. Mais cela ne signifie aucunement que je plaide pour une forme d’idéal urbain. Il y a bien d’autres manières de vivre et d’autres territoires à occuper. Le problème, c’est précisément que la logique métropolitaine mutile également ces autres manières d’habiter. Face à des grandes villes devenues à bien égards irrespirables, de nombreuses personnes aspirent aujourd’hui à vivre autrement, à quitter la ville. On assiste au développement de ce qu’on appelle un « droit au village ». C’est extrêmement intéressant. Pour ma part, je ne souhaite pas opposer milieu rural et milieu urbain. Le droit à la ville et le droit au village poursuivent les mêmes intérêts : plaider pour une reconfiguration du territoire, pour une autre manière de faire la ville qui puisse aussi permettre une coexistence véritable avec d’autres types d’espaces. Car la production néolibérale de l’espace urbain détruit le milieu rural et l’empêche à bien des égards de délivrer tous ses possibles.
·Qu’en est-il de la problématique écologique ? Peut-on continuer à construire des villes de plus en plus vastes pour des habitants de plus en plus nombreux tout en favorisant la réappropriation des espaces ?
C’est là une question essentielle et très complexe. Militer pour le droit à la ville, encore une fois, cela n’est pas militer pour le fait que le genre de vie urbain serait le meilleur ou le seul possible. Au contraire. C’est la définition authentiquement critique d’un projet qui consiste à faire la ville selon d’autres valeurs que celles du pouvoir et de l’argent. C’est par exemple militer contre l’expansion urbaine, contre les discours de la ville-produit, plaider pour un ralentissement, pour le fait de réparer l’existant plutôt que de construire du neuf, etc. Face à la catastrophe écologique certaine, on ne peut plus continuer à faire et vivre la ville de la même manière. D’autant plus que les métropoles ont une part énorme dans les problèmes que nous rencontrons et que le changement climatique va toucher les urbains de plein fouet. Pour toutes ces raisons, la ville a très mauvaise presse aujourd’hui. Rares sont ceux qui placent encore leurs espoirs dans un renouveau de la vie urbaine, tant elle semble source de tous les maux et vidée de tous ses possibles. D’où également toute une littérature qui nous permet de penser des alternatives à la vie urbaine, d’autres manières d’habiter le terre (cabanes, forêts, montagnes, etc.). Pour ma part, je voudrais simplement mettre en avant deux faits : 1) plus de la moitié de la population mondiale vit aujourd’hui dans des villes, notamment dans certaines mégalopoles de pays en développement. Nous ne pourrons pas simplement abandonner ces espaces pour aller vivre ailleurs et laisser ceux qui n’en auront pas les moyens dans l’enfer urbain. 2) contre une opposition entre la nature et la culture qui est pourtant partout dénoncée, j’insisterai sur un autre point : en tant que nous sommes précisément des êtres naturels (certes peu soucieux de leur environnement…), les villes sont nos territoires, des parties intégrantes de nos écosystèmes. Ce sont des milieux vivants et partagés avec des non-humains, mais également avec un monde de choses et d’objets, que nous habitons comme les vivants que nous sommes. Inutile par conséquent de fantasmer d’une forme d’exode hors des villes dans une hypothétique « nature » ou espace sauvage. La ville, c’est aussi de la « nature ». Ce qui ne veut pas dire, encore une fois, que ce serait là le seul mode de vie possible ou désirable. Il faut donc à mon sens chercher à réinventer aussi la vie écologiquement mutilée dans les villes (tout autant que réinvestir d’autres espaces). S’inspirer de ce qui a eu lieu dans la ZAD et en importer les leçons en ville. Trouver des manières écologiquement plus soutenables de faire la vie dans les villes et d’y vivre malgré ou en raison même de la catastrophe. C’est là sans doute un défi quasi-impossible à relever mais également un formidable appel à l’imagination.
Article et propos recueillis par Anaïs Luneau, le 20 janvier 2019