Avec Jack O'Connell, le noir est un langage des possibles contemporains (et une claque!)
Un polar bien noir, aux personnages aussi réjouissants qu’improbables, pour mettre en scène son véritable héros : le langage.
Parlez avec Dieu. Amendez-vous. Le Jugement est proche et le temps vous est compté. Marie fait tout ce qu’elle peut pour retenir la main de son fils. Seuls les élus échapperont au châtiment.
Lenore abaisse sur sa nuque le casque à écouteurs en mousse orange et coupe la radio. Ray, le néo-nazi de WQSG, s’est lancé dans une nouvelle diatribe vociférante, une nouvelle variante de son réquisitoire habituel contre Satan, le communisme et les dernières propositions budgétaires du maire Welby.
Elle n’aurait jamais dû apporter cette radio. Un appareil sans fonction utilitaire, c’est mauvais pour la concentration. Mais la perspective de passer une nuit de plus à écouter Zarelli discuter divorce lui était insupportable. C’était au-dessus de ses forces. Elle avait le pressentiment que les choses tourneraient au vinaigre si elle ne prenait pas une mesure préventive.
Mais écouter Ray éructer et s’époumoner au point d’en être suffoqué, près de vomir, ce n’est pas une solution.
C’est pourquoi elle envoie de bonne heure son coéquipier, Zarelli, de l’autre côté de la rue, en lui disant de guetter d’éventuelles surprises, et elle tâche de se concentrer sur son dîner. Elle mange une sorte de thon au riz dans une barquette en carton. C’est froid, et elle ne saurait dire si c’est censé être servi de cette façon ou si Zarelli s’est encore fait avoir, si on lui a refilé par la porte des cuisines une portion refroidie du « plat du jour » de la veille au soir. Elle imagine un trio de jeunes plongeurs chinois, tabliers humides collés aux jambes, empochant l’argent de Zarelli en se frottant les mains d’avoir arrondi leur salaire.
Lenore Thomas, jeune lieutenant, est sans doute la meilleure policière des Stups à Quinsigamond, grande métropole fictive de Nouvelle-Angleterre. Évoluant comme un poisson dans l’eau dans le cloaque de tous les vices qu’est le quartier de Bangkok Park, ou dans le secteur des squats artistiques en cours d’embourgeoisement qu’est la Zone du Canal, elle traque patiemment Cortez, le seigneur local de la drogue, dont elle est persuadée qu’il est, en réalité, la marionnette d’autres criminels, discrets et secrets, qu’elle appelle, pour elle-même, les Aliens. Par ailleurs fan presque honteuse de heavy metal (écoutant en douce et à fond des groupes aux noms aussi évocateurs que Severed Artery ou Puss and the Gash), dotée d’un frère jumeau, postier comme leur père et grand amateur de romans policiers vintage, elle a son jardin secret dans un anonyme diner aux franges de Bangkok Park, récemment repris par un couple cambodgien et portoricain. Lorsque le maire en personne, un agent de la DEA et un consultant spécialisé en neuro-linguistique convoquent les équipes pour leur annoncer l’arrivée en ville d’une nouvelle drogue aux effets particulièrement dévastateurs, elle se doute que quelque chose pourrait bien être en train de changer irrémédiablement.
En début de soirée, les gars de la technique ont réussi à équiper Zarelli d’un micro enregistreur. Ils ont assuré à Lenore que c’était un modèle dernier cri. Elle n’a pas pris la peine de leur dire que le matériel qui lui donne le plus de souci, c’est son coéquipier. En ce moment même, Cousin Mo et ses sbires pourraient sacrifier des nouveau-nés à l’autre bout du bar sans que Zarelli cesse pour autant de débiter, en s’étouffant de rire, ses toutes dernières histoires drôles sur les féministes et les Orientaux.
Elle se l’imagine, son coéquipier et amant, les coudes rivés au bar – une longue planche en teck posée sur un piédestal sculpté à la main représentant une colonne d’éléphants, chacun tenant par la trompe la queue du précédent. Elle le voit lancer une plaisanterie au barman avant d’emboucher une autre chope de Genesee Cream Ale. Comme toujours, il porte sa veste sport qui pourrait aussi bien avoir dans le dos une enseigne au néon proclamant en lettres oranges, clignotantes : Je suis un flic, je suis un flic.
Publié en 1992, traduit en français en 1995 par Gérard de Chergé chez Rivages, le premier roman de l’Américain Jack O’Connell détone dans un paysage du noir américain où James Ellroy (qui ne tarira pas d’éloges sur O’Connell) vient tout juste d’achever son « Quatuor de Los Angeles ». Aussi tortueuse et brutale que la Cité des Anges d’Ellroy, aussi emblématique et stylisée que l’Isola d’Ed McBain, Quinsigamond ne se distingue pas tant, d’emblée, par les intrigues qui y prennent place, enchevêtrées mais néanmoins relativement « classiques », que par la tonalité adoptée, où les personnages, principaux ou secondaires, recèlent toutes et tous en eux de bien baroques facettes : c’est ainsi qu’en plus des points de vue de Lenore et de son frère Ike, on croisera tour à tour, de très près, Cortez lui-même, l’expert Dr. Woo, une policière au service direct du maire (enregistrant pour lui d’étranges commentaires de son enquête parallèle sur un magnétophone de poche), de collègues postiers et de leur supérieure hiérarchique, ou encore d’un libraire spécialisé dans les éditions rares de romans noirs.
Les soirs où ils dînent ensemble, c’est Ike qui fait la cuisine. Lenore, comme P’pa, aime les œufs et les saucisses. À toute heure du jour ou de la nuit. Ike voudrait bien la mettre en garde contre le cholestérol et l’obésité, mais il peut difficilement parler à Lénore de ces foutaises. Elle risque sa vie, et dans les grandes largeurs, au moins trois ou quatre fois par semaine. L’année dernière, dans la cité H.L.M., Zarelli enfonce d’un coup de pied la porte d’un dealer d’héro et Lenore bondit dans le taudis, gonflée à bloc par la perspective d’une arrestation triomphale. Mais le type a été rencardé et les attend de pied ferme, planqué dans un coin, un flingue braqué sur la tête de Lenore. Avant que Zarelli ait pu bouger, le type presse la détente ; Dieu merci, son revolver est de la camelote, un engin non immatriculé qui vient de Taïwan ou d’on ne sait où, et l’arme lui explose entre les mains, expédiant dans la gorge du dealer la balle destinée à Lenore.
Comment voulez-vous mettre quelqu’un en garde contre les dangers de la saucisse après une journée pareille ?
L’alliance étroite entre un réalisme de façade très cru, très violent, et un humour qui joue du sarcastique, de l’improbable ou du farfelu (mais avec toujours une intention cachée) crée un climat très particulier, et développe une écriture qu’Antoine Chainas, sur son blog (ici) caractérisait avec une grande justesse comme du « méta-polar ». Les véritables protagonistes de « B.P. 9 », jusqu’à la drogue mise en cause elle-même, sont en réalité le langage, ses pièges et ses possibilités, l’art du récit et ce qu’il inflige au réel lorsque possible ou nécessaire. Une lecture réjouissante, légèrement vertigineuse, et qui donne diablement envie de dévorer très bientôt les quatre autres romans de l’auteur traduits en français à ce jour.
D’un bond, elle descend de voiture, se dirige vers le diner, fait demi-tour, ouvre la portière et enlève les clés de contact.
Une bouffée de vapeur l’assaille quand elle ouvre la porte métallique et entre dans le diner. Lon, en voulant lui dire bonjour, manque de laisser tomber sa cuvette en plastique remplie de vaisselle sale. Elle se glisse dans le premier box et lui rend son salut. La table est jonchée des reliefs du repas des précédents clients : deux assiettes de petit déjeuner recouvertes d’une croûte jaune, durcie – restes d’œufs sur le plat ; grands verres striés de traces granuleuses de jus de tomate ; bols contenant les dernières miettes brunâtres des frites maison de Harry, à l’assaisonnement secret ; croûtes de toasts ; pelures d’orange ; tasses à café. Lenore suppose que les deux clients étaient des hommes, sans doute des routiers, entre quarante-cinq et cinquante ans. Elle s’arrête, contrariée de ne même pas pouvoir s’asseoir dans un diner sans avoir le réflexe d’analyser le décor comme si c’était la scène d’un crime. Elle ne peut pas s’empêcher d’être flic, de chercher le plus petit indice susceptible de révéler autre chose.
Jack O’Connell - BP9 - éditions Rivages Noir
Charybde2 le 13/01/2020
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