L'AUTRE QUOTIDIEN

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Les couleurs visionnaires d'Ernst Haas

“La couleur visionnaire” rassemble aux Douches la Galerie près de quarante tirages, pour la plupart inédits, témoignant de la singularité de l’œuvre d’Ernst Haas. Prises entre 1952 et 1981, ces photographies cultivent une ambiguïté proche de l’abstraction, traversées qu’elle sont toutes de reflets, de superpositions, de cadrages décentrés et d’effets de flou.

Ernst Haas, London, 1960 C-Print — 40 × 50 cm© Ernst Haas Estate / Courtesy Les Douches la Galerie, Paris

A en croire les histoires de la photographie, l’année 1976 marque l’entrée de la photographie couleur au musée. Pourtant, déjà au Museum of Modern Art de New York, 14 ans avant William Eggleston et Stephen Shore, Ernst Haas présentait une exposition explicitement sous-titrée Color Photography. Réunissant environ quatre-vingt images, elle était la première exposition monographique en couleur organisée par l’institution et une nouvelle consécration pour un photographe qui, né à Vienne en 1921, entré chez Magnum en 1949 et installé à New York en 1951, avait publié, en 1953, les premiers portfolios intégralement en couleur du magazine Life et participé à plusieurs expositions collectives du MoMA, dont The Family of Man (1955) et The Sense of Abstraction (1960). Pourtant, comment expliquer qu’Ernst Haas, Color Photography n’ait injustement pas fait date et que le photographe ait cédé la place, dans les livres d’histoire, à la génération suivante des William Eggleston, Stephen Shore et autre Joel Meyerowitz ?

Ernst Haas, Western Skies Motel, New Mexico, USA, 1978 C-Print — 50 × 76 cm© Ernst Haas Estate / Courtesy Les Douches la Galerie, Paris

Il faudra attendre les expositions d’Eggleston et Shore pour que cette hiérarchie vole en éclat alors que l’œuvre en couleur de Haas montre qu’elle était d’emblée infondée. Entré en photographie avec un reportage noir et blanc sur la Vienne d’après-guerre, Haas se tourne très tôt vers la couleur pour répondre à une demande croissante des magazines, mais aussi pour développer une approche plus subjective qui entend bien plus troubler le réel que le dupliquer.

Avec les gros plans et les cadrages décentrés, les effets de clair-obscur et de flou, les jeux de reflets et de superpositions, la couleur contribue à altérer la perception. Haas ne l’utilise jamais pour sa valeur descriptive. Au contraire, on pourra peut-être y déceler quelque évocation de la peinture de son temps. Les aplats colorés, plus ou moins vaporeux, peuvent faire penser au color field. Ce serait ne pas rendre justice à la photographie couleur et à sa capacité de déréalisation qui, différente d’une abstraction coupant toute relation au réel, instaure cette ambiguïté souvent irrésoluble que recherche Ernst Haas. Ainsi, l’étonnement suscité par Western Skies Motel, Colorado, USA (1978) doit-il tout à la finesse de l’usage de la couleur.

Ernst Haas, USA, 1970 C-Print — 50 × 76 cm© Ernst Haas Estate / Courtesy Les Douches la Galerie, Paris

Le renouvellement est, quant à lui, affaire de sujet. Les dates des prises de vue indiquent que Haas accorda une place croissante, notamment à partir des années 1970, au motif de l’image dans l’image. Ce sont, visibles dans l’exposition, un portrait de Marilyn Monroe ou une affiche montrant un couple s’embrassant. Bien sûr, le photographe s’intéresse aux interactions de ces images avec leur environnement — le reflet de la ville qui brouille l’image de la star, le grillage qui met en cage l’étreinte. Mais sans doute prend-il aussi acte de la présence croissante de l’image dans la vie quotidienne et, particulièrement, de l’image télévisuelle, gagnée elle aussi par la couleur, dont la concurrence contribue, en 1972, à la fermeture de Life qui n’a pu laissé son collaborateur indifférent.

Et, dès les années 1970, Haas photographie de nombreux écrans de télévisions couleur. Il semble vouloir recenser les signes de l’Amérique contemporaine et de ses mythologies politiques, diplomatiques, scientifiques, sportives et culturelles, mais également sa face noire, incarnée par la figure de Charles Manson. Il semble aussi vouloir capter les nouvelles images dans leur matérialité technique. En effet, cette fois, Haas ne cherche pas d’effets de collage ou de montage. L’image télévisuelle est livrée brute. Rien n’interfère avec elle d’autre que sa définition et ses couleurs dont l’approximation et l’irréalisme ne pouvaient que retenir son attention.

Et c’est ainsi qu’Haas est grand pour avoir deviné et mis en scène le futur des clichés, aujourd’hui repris par n’importe qui sur Instagram pour s’auto-glorifier et tenter d’exister numériquement. Mais ça, c’était avant. Avant qu’on considère qu’une image n’avait plus de valeur autre que communiquante pour ceux qui ne savent pas s’exprimer. Haas est indubitablement ailleurs, dans l’image, dans la façon de la rendre et de la saisir. En couleurs… 

David Copperfuel avec la galerie le 6/09/19

Ernst Haas - La couleur visionnaire → 9 novembre 2019
Les Douches La Galerie 5, rue Legouvé 75010 Paris

Ernst Haas, The Swimmer, Greece, 1972 C-Print — 50 × 76 cm© Ernst Haas Estate / Courtesy Les Douches la Galerie, Paris