Une (Plymouth) furie nommée Christine

Avec le thème de “Bad to the Bone” de Georges Thorogood qui repassera dans “Terminator” et “Problem Child”, John Carpenter qui adapte, avec bonheur le “Christine” de Stephen King, est à la fête. Dès l’introduction, ça sent la graisse, les décibels, la moiteur ado et les objets de transfert ; l’Amérique quoi - mais sur un ton passé au prisme d’une Plymouth Furie rouge sang. Les premières minutes de “Christine”, volontairement filmées dans un sépia brunâtre de flashback, contiennent en germe tout ce qui présidera au long métrage. Et le coffret collector offre ses quelques bonbons - pour la soif !

Tout sauf Arnie, adolescent réservé, en retrait de la vie étudiante, à la vie sentimentale et sexuelle atone, introduit par John Carpenter au moyen d’une réprimande maternelle, de quelques grimaces, d’un look désuet et, enfin, d’une scène d’humiliation durant laquelle quelques gros bras le privent de son déjeuner et le menacent au couteau. C’est lui, le complexé rendu marginal à force de banalité, qui va se poser en alter ego humain de Christine, une voiture qu’il remarque au détour d’une ballade avec son meilleur ami Dennis.

La Plymouth porte effectivement la poisse : ayant appartenu à un homme qui, obnubilé par elle, s’est donné la mort en inhalant ses gaz d’échappement. Elle est de retour sur le marché et plaît beaucoup à un Arnie qui, perçoit tout le potentiel de cet ancêtre automobile de plus de vingt ans, apparaissant à l’écran sous l’apparence d’une vieille guimbarde délabrée. Le lien entre Christine et Arnold Cunningham est clairement signifié : obsédé  par cette voiture, l’adolescent s’est trouvé une chose aussi peu avenante que lui, sur laquelle il a prise et qu’il peut s’échiner à bonifier. En miroir de ses échecs… 

À ceux qui ne voient en John Carpenter qu’un psychologie de la carrure de Donald Trump, Christine apporte un cinglant démenti. Car, à mesure que la voiture prend le contrôle d’Arnie, ce dernier y gagne en profondeur et opacité: il abandonne ses lunettes de premier de classe, entame une relation avec Leigh, la fille la plus convoitée du lycée, et prend l’ascendant dans ses rapports avec Dennis, relégué d’ami et protecteur à camarade négligé. Les parents Cunningham subissent un traitement en tout point semblable : l’enfant obéissant et effacé s’affranchit, en vient à les malmener et leur préfère désormais sa nouvelle Plymouth, unanimement décriée – Dennis et Leigh, eux aussi, expriment leurs réserves sur le bolide rouge sang. En réalité, ce qu’Arnie confesse à Dennis, c’est un lien authentique, indéfectible, de confiance réciproque entre lui et la machine. Il humanise Christine autant qu’elle le déshumanise. Anthropomorphisme quand tu nous tiens … 

Il y a d’abord le sens du dialogue qui tue (« J’aime pas sa moustache », « Tu n’as rien d’autre à perdre que ton pucelage », le double « T’as pas dû insister beaucoup », l’ultime « Je déteste le rock’n’roll ») et le sens de l’image (l’habitacle illuminé, la station-service réduite en cendres, la Plymouth déambulant en feu en pleine nuit, la mise à mort dans un passage étroit, les plans subjectifs, etc.). Mais “Christine” ne pourrait s’y réduire. Ce serait faire peu de cas de son rythme entraînant, de la musique oppressante de John Carpenter et Alan Howarth, de la bande-son rock très à-propos, de la Plymouth avec sa prétendue sensibilité, les « dents » de la carrosserie), des jeux sur la profondeur de champ, des séquences d’auto-réparation intégrées en postproduction (en lecture inversée), du portrait en creux de la Californie suburbaine, de l’esthétique proche d’Halloween, de la dualité du personnage d’Arnie ou des performances convaincantes de Keith Gordon, John Stockwell et Alexandra Paul (notamment).

Donc, “Christine” n’est pas à un film d’horreur; c’est davantage un portrait générationnel des 80’s en apnée adolescente : le lycée, le sport, les filles, les triangles amoureux, les relations parents-enfants, les bagarres, la transition vers l’âge adulte… John Carpenter, aidé du regard pointu de Stephen King , y interroge la société de consommation et surtout la déification de la voiture aux USA. Du bruit ronronnant du moteur, au lens flare des phares, avec les plans quasi hypnotiques sur la Plymouth, jusqu’à la la vengeance exercée par des brutes sur le véhicule d’Arnie : tous les ressorts mythologiques couinent de bonheur. John Carpenter démolira d’ailleurs vingt-quatre Plymouth pour les besoins du film, ce qui suffit probablement à l’ériger en héroïne principale - n’est-il pas ?

Cette édition propose une restauration 4K et 4K Ultra HD, avec un nouveau mix Dolby Atmos. Les couleurs sont vives, l’image nette, le grain discret et homogène, tandis que le son s’avère de grande qualité sur les deux versions, anglaise et française. Ce travail de restauration est d’autant plus apprécié avec le retour de vingt scènes coupées (26 minutes au total) proposées dans les bonus, où les scories et la relative fadeur de l’image s’avèrent frappantes. Du matériel d’origine à cette nouvelle version en 4K Ultra HD, il y a une revalorisation visuelle probante – et a priori fidèle aux vœux de John Carpenter.

Les vingt scènes coupées permettent une relecture entière du film. Elles complètent certaines intrigues, dont l’enquête policière, la jalousie d’Arnie par rapport à Dennis et Leigh (qui s’y embrassent) ou la manière dont chacun perçoit Christine. Il y est aussi question de la mutation identitaire opérée par Arnie, symbolisée dans une scène par un changement d’écriture inattendu lors de la signature du plâtre de Dennis. On y trouve également trois nouvelles visites édifiantes à l’hôpital, au « chevet » de Dennis : deux d’Arnie et une de Leigh.

Les 48’ de making-of passent en revue les coupures par rapport au roman originel de Stephen King, l’instigation du projet d’adaptation auprès des studios Columbia, le désistement tardif de Kevin Bacon, les moyens techniques employés lors du tournage du flashback d’ouverture, la construction des personnages, le rôle des costumes dans la transformation d’Arnie, la bande-son, des anecdotes sur l’utilisation du bulldozer (qui risquait de détruire les caméras) et le travail pluriel de Carpenter. L’entretien filmé avec John Carpenter à l’occasion de la remise du Prix du Carrosse d’Or 2019 et les bandes-annonces complètent les suppléments DVD/Blu-ray.

L’ouvrage (révisé et abrégé) Plus furieuse que l’enfer, de Lee Gambin, se révèlera quant à lui précieux pour quiconque entend étudier l’écriture, la production et la réalisation de Christine. Basé en grande partie sur des entretiens – John Carpenter, Richard Kobritz (producteur), Alexandra Paul (actrice), Bill Phillips (scénariste), Malcolm Danare (acteur), Roy Arbogast (effets spéciaux), etc. –, cette monographie passionnante met à nu la confection du film, son scénario, ses personnages et l’implication des différentes parties prenantes. On en apprend davantage sur Arnie, sur (la représentation de) sa ville natale californienne, sur son obsession pour Christine, sur ses rapports avec Dennis et Leigh, etc. Christine y est également analysée de façon panoptique : le triangle amoureux avec Arnie et Leigh, sa radio emblématique, sa destruction au bulldozer (mais pas que), l’« objectophilie obsessionnelle », le « viol collectif » qu’on lui inflige… Un petit classique à se faire offrir pour les fêtes ne saurait se refuser. En l’état !

Jean-Pierre Duscope le 9/09/19

-> sortie le 18/09 en deux versions

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