Quand Coltrane voyait le monde en bleu
Conçue en 1964 comme la bande originale d'un film inspiré par la nouvelle vague de l'auteur québécois Gilles Groulx, intitulé “Le chat dans le sac”, puis laissée de côté et oubliée dans un placard, “Blue World”, une session inédite de John Coltrane, est bien partie pour être l’une des meilleures ventes du jazz en 2019. Au vu de la rumeur qui entoure sa sortie, le succès de “Both Directions At Once”, l’autre album de Coltrane perdu, puis retrouvé (?) par Impulse, va se reproduire.
Il est impossible de passer à côté d’une session inédite de John Coltrane car cela génère des ventes inespérées pour tous les labels qui les sortent dans un marché habituellement anémique au niveau des ventes… L'an passé, quand Impulse a découvert une session réalisée en 1963, et publiée sous le titre Both Directions At Once, The Lost Album, cet inespéré jalon musical a permis de mieux comprendre le développement fulgurant du saxophoniste. Le disque marquait aussi la première apparition de Coltrane dans le Billboard 200, à la vingt et unième place, pour plus de 250 000 exemplaires vendus dans le monde - un exploit qui suivait une critique dithyrambique.
Cette nouvelle manie d’exhumer des archives est la meilleure idée marketing des labels de jazz, depuis 2005, qui a permis de documenter des collaborations, jusque là passées à l’as. Ainsi, Blue Note avec sa ressortie d’un superbe Thelonious Monk Quartet avec John Coltrane - enregistrement live de 1957 qui a dévoilé l’interaction géniale entre les deux musiciens, après que le saxophoniste se soit fait virer du quintet de Miles Davis pour abus de substances.
Ce système est logique : les enregistrements sont inactifs et ont tendance à se vendre mieux que tout nouvel enregistrement. Malheureusement, ils ont tendance à éclipser la musique nouvelle et même les découvertes d'artistes moins connus, tels que le récent Graz Live 1961 (Ezz-Thetics), un album véritablement révélateur du Jimmy Giuffre 3 avec Paul Bley et Steve Swallow; groupe dont l’influence est profonde, malgré la réalisation de seulement trois albums studio.
De nombreux cinéastes de la nouvelle vague se sont tournés vers les grands du jazz tels Monk, Miles Davis, Art Blakey et Martial Solal pour créer la musique de leur œuvre. Groulx a approché Coltrane par le biais de son amitié avec le bassiste Jimmy Garrison et le quartet au complet (Coltrane, Garrison, le McCoy Tyner et Elvin Jones) a enregistré la musique en une seule journée au studio de Rudy Val Gelder, Englewood Cliffs, dans le New Jersey, le 24 juillet. 1964, en présence du réalisateur.
Coltrane n'a jamais mentionné la séance à Impulse et le réalisateur est rentré ensuite à Montréal avec ses bandes sous le bras. La séance n'a donc jamais été diffusée, et ce n'est que lorsque l'Office national du film du Canada - qui a produit le film - s'est engagé à numériser ses archives que l’on a découvert cette B.O. pour laquelle, l'implication de Coltrane a suscité une réelle attention.
La musique s'intègre à merveille dans ce film sur deux jeunes amoureux dans le Montréal politiquement bouleversé de 1964. Les sélections de Coltrane, composées principalement de morceaux qu'il avait précédemment enregistrés pour des albums studio, comme Traneing In, tiré son album de 1957 avec le Red Garland Trio, avec un son hard bop, laisse planer un climat magnifiquement morose. En effet, il savait ce que Groulx voulait. Plus tard dans la même année, Coltrane enregistrera Crescent et A Love Supreme avec le même groupe. Ainsi, alors que le répertoire était tiré de son passé récent - un choix inhabituel pour un artiste obsédé par le progrès - , les performances incarnent un esprit de recherche qui sera sa marque de fabrique jusqu'à sa mort en 1967.
Cela dit, Blue World n’est ni un saint-graal, ni un chaînon manquant, mais les performances sont fantastiques et nous pouvons entendre à l’œuvre un quatuor qui défriche de nouveaux territoires à toute vitesse: comme sur Naima en deux prises, avec un son plus mesuré sur Like Sonny, tandis que les trois prises de Village Blues (une chanson issue de l'album de 1962 Coltrane Jazz) trouvent le saxophoniste se les mid-tempi avec un son plus cinglant, un phrasé plus pressant et un accent plus marqué.
Le morceau-titre est techniquement nouveau, même s’il reprend la structure harmonique du standard Out of This World, qui figure sur le Coltrane de 1962, où John lançait déjà une série de notes furieuses, crachant des lignes non basées sur des accords. Sauf qu’ici, il va encore plus loin sur un rythme plus élastique, son solo ancré par le jeu emblématique du piano de Tyner et les schémas imperturbables de Garrison, remonté par l'explosif jeu de Jones. Il y a des signes évidents de ce qu’il atteindra bientôt dans A Love Supreme cinq mois plus tard.
D’un côté c’est un bonheur à ne pas négliger, que d’observer l’évolution d’un son et d’une idée musicale qui se développe de manière foudroyante et propulse un son nouveau - surtout signé Coltrane. Quand d’un autre, c’est l’arbre qui cache la forêt des sorties contemporaines à un prix de revient dérisoire pour les labels qui s’en font une spécialité… Je ne suis pas sûr que Kamasi Washington, Angel Bat Dawid, Benoît Delbecq, Theon Cross ou Shabaka Hutchings aient l’intention de mourir de suite …
Jean-Pierre Simard le 30/09/19
Blue World - John Coltrane Quartet - Impulse