L'adolescence existe (aussi) en Seine-et-Marne. 77 démonstration…
Sublime enfance d’un fief : comment grandir dans le silence du sud 77. Drôle, poignant, inventif en diable : une très belle surprise.
MÉTALLISÉE, MÉTALLISÉE, MÉTALLISÉE
Trois à la suite. Si lentement. C’est rare. Voilà pourquoi je m’en souviens. Cette journée a commencé comme un moteur qui démarre mal. Une hésitation. Une saccade. Trois longs râles. D’habitude, les cris des pneus, c’est court, c’est net, ça vibre le regard. Salve brève. Oui, d’habitude, ça déboule comme des balles d’un trait et ça brise la ligne droite et ça brouille la bande grise et la surface brune s’étirant derrière sur des kilomètres de marron à t’en perdre la vue, une tache qui passe, épis de blé se penchent, bref vrombissement, gravillons éjectés dans le fossé, virage au loin, poussière qui retombe, retour au silence. D’habitude, en règle générale, c’est métallisé et c’est rapide, ça ne fait que passer, ça ne s’attarde pas. Et pourquoi ça s’attarderait ? Courts cris stridents, ils foncent. Pour le boulot, pour le mouvement, pour le tumulte, foncent sur Paris, foncent sur le bitume, foncent dans le brouillard. Mais aujourd’hui, ce matin, c’était lent. Ça ne criait pas. Ça chantonnait presque. Comme une profonde inspiration avant le saut, une turbine en peine qui refuse la noyade, le bourdonnement d’un bourré qui dort, le bruit au-dedans du silo à grains ou le long râle du Fendi 301 du père Mandrin qu’on entendrait au loin, à peine sa silhouette aperçue au bout des terres que déjà son grondement dans tes oreilles et, de longues dizaines de minutes plus tard, ses jantes rouges sous ton regard, mastodonte, vastes cercles qui écrasent le bitume et disparaissent petit à petit en laissant le fracas et puis le vacarme et puis le bruit et puis le son et puis le souffle et puis l’écho et puis le chuchot et puis le doute et le soupir et puis plus rien. Le silence du 77. Oui, trois à la suite, métallisées, comme ça, aussi lentement, ce matin, juste avant que le car ne passe, c’est rare. Rare convoi. Comme si ça voulait marquer le coup. On l’a tous remarqué, on se l’est pas dit parce qu’on se dit jamais rien, mais on l’a tous remarqué. Ça se voyait à nos tronches, qu’on s’y attendait pas. Drôle de convoi. Surtout à cette heure-ci : le soleil presque pas debout, le brouillard qui mange encore la terre, le vent se lèvera bientôt. Alors on a fait de drôles de tronches et puis ont s’est tus. Renfoncer sa gueule dans l’abri. Drôle de convoi, n’empêche, pour un matin dans le 77. C’est rare d’en voir trois à la suite, de métallisées, qui passent si lentement avant même que le car arrive, s’arrête, se remplisse, reparte au loin sur la bande de bitume, le vrombissement du moteur et les doigts d’honneur par la grande vitre arrière, rectangle qui reflète et s’enfonce dans le 77. 77, c’est le département. Ça se revendique. C’est quelque chose. Plus grand que le 93, même, le 77. On ne dit pas soixante-dix-sept. On dit sept-sept. Comme une salve qui briserait le silence. C’est important, ici, le silence. Il est partout. Le ronronnement de la nationale au loin, le chant du tracteur, parfois, les pylônes électriques comme des cigales, toujours, et çà et là, des aboiements de chiens. C’est un silence spécial. Le silence du sud 77. On dit sud 77 parce qu’ici, c’est pas Paris. Tu peux partir en vacances dans le monde entier, à Rouen par exemple, tu verras, ils te diront Paris. Du coup on dit sud 77. Ça sonne plus exotique. Plus ailleurs. Ca sent presque la mer. On sait bien qu’on est du 77 mais ça marque la différence. Parce qu’ici, c’est pas Paris. Pas encore. Pas comme le nord 77. Ici, tant que le bitume n’aura pas tout recouvert, des vagues de bitume qui entourent l’horizon, ça restera chez nous. Et chez nous, c’est vert, c’est gris et c’est marron. Surtout marron. Vu d’en haut : quadrillage marron. Y a que le silo rond, la centrale électrique carrée, les pylônes triangles et les bagnoles rectangles qui sont métallisés. Et ce matin :
MÉTALLISÉE, MÉTALLISÉE, MÉTALLISÉE
Quitter le monde de l’enfance pour les incertitudes à venir en un long monologue halluciné, depuis le plus improbable des observatoires, celui du banc de l’abribus du car de ramassage scolaire du hameau de La Thurelle, commune de Vernou-La-Celle-sur-Seine (dans le sud de la Seine-et-Marne, et – on l’a lu ci-dessus – la mention « sud » est importante) : c’est ce que lui, le narrateur, nous propose, en mobilisant autour de lui, en pensée très proche, les amis d’enfance que sont Enzo et la fille Novembre, le nouveau venu appelé le grand Kevin, et tous les autres personnages-clé du décor nécessaire de cette rue au bord des champs : le père Mandrin, la Vieille, le dernier des pompistes, Monsieur Saïd, Philippe Daudet, ou encore les hippies laxistes. Passages rugueux de l’enfance à l’adolescence, décodage à la fois maladroit et incisif d’un monde miné par des jeunes laissés pour partie à le deviner, cruautés et tendresses, tout cela bénéficie d’un langage trépidant, puissamment ad hoc, jouant d’expressions créées pour l’occasion comme de détournements rusés des mots officiels, utilisant des projections directes du langage des adultes comme des réinterprétations nécessaires de ce matériau récupéré d’abord brut, avant d’être soumis au filtre malin d’un narrateur qui ne tient pas, longtemps, à tout nous dire (« De mon côté, c’était compliqué. Tout le monde le savait mais se taisait. Silence du 77. ») : « 77‘, premier roman de Marin Fouqué, publié chez Actes Sud en août 2019, nous invite à une véritable fête du langage, mais pas uniquement à cela, loin s’en faut.
Avec la fille Novembre, on se connaissait avant, petits, on était copains. Faisait du vélo ensemble avec Enzo. Le Traître, à l’époque, je l’appelais encore Enzo. La fille Novembre, elle allait vite en vélo. Nous, c’est juste pour ça qu’on la regardait de dos. À ce qu’il paraît, y a des vidéos qui ont tourné sur elle dans les téléphones, un truc où soi-disant elle pète la gueule à un type ou quelque chose comme ça, je sais plus très bien. En vrai, j’ai jamais vraiment su parce que moi, j’en ai pas de portable, mais un matin elle a hurlé quelque chose là-dessus au grand Kevin avant de monter dans le car. Lui, il se marrait. Le grand Kevin descend toujours avant tout le monde : il descend à la gare. La gare, elle est dans le bourg, à moins de dix minutes de notre arrêt, et comme depuis la pétition y a un train par heure, même en journée, et ça jusqu’à 21 heures, direction Melun, le grand Kevin, chaque matin, il descend du car avant tout le monde, on le voit passer sur les voies à travers la vitre, son jogging bas des reins qui l’empêche de marcher, sa main gauche qui tire sur son boxer, le brillant du lycra épousant parfaitement ses formes, fesses bombées, il traverse et attend le train pour Melun. Le grand Kevin, il est toujours assis sur le banc de notre arrêt, à côté de la fille Novembre. Eux deux, haute tension à chaque fois parce qu’il prend toute la place à écarter ses jambes pour mieux cracher par terre. De beaux mollards. Grumeaux vert et marron sur fond gris. Notre sud 77 vu de haut. Pourquoi c’est toujours eux qui ont le banc le matin ? Aucune idée. Peut-être parce que c’est eux les plus dangereux à la baston et que tout le monde le sait bien. Ou peut-être parce que c’était les premiers à s’y asseoir, le premier jour de cette année. Une sorte de tradition qui se serait installée. Je sais plus très bien.
On se souvient avec grande émotion et admiration des premières années « d’âge adulte » vécues par les personnages du « Fief » de David Lopez, à quelques kilomètres de là, du côté de Nemours. Les protagonistes centraux de « 77 » pourraient bien être leurs petits frères et petites sœurs, inventant désespérément et joueusement des significations dans un univers qui en manque cruellement, mobilisant des rituels conjuratoires, des paris et des comptages qui ne sont pas uniquement pour passer le temps, en attendant, peut-être, de se trouver, et de tracer un chemin possible entre les restes de l’enfance, les amitiés trahies ou changées, les découvertes et les émois à venir qu’il s’agit bien de dominer. Choyant avec ambiguïté (« qui aime bien châtie bien », dirait-on) son narrateur volubile, prompt aux vertigineuses digressions, et pourtant si secret, Marin Fouqué mobilise autour de lui de superbes incursions théâtrales et romanesques, fugaces, qui résonnent par exemple aussi bien avec le « Ghost Dog » de Jim Jarmusch (et plus encore avec son magnifique détournement, « La voie du pétanquiste » de Stéphane Le Carre), avec les quads sauvages d’Éric Richer, ou avec les amoncellements singuliers du Charles Sagalane de « 96 – Bric-à-brac au bord du lac ». « Tout est nourriture », nous susurre-t-on ici, comme en écho au magnifique « Substance » de Claro, et c’est ainsi que se crée une nouvelle voix littéraire particulièrement impressionnante.
On avait tous des surnoms. Enzo, pas encore le Traître à l’époque, avait voulu se faire appeler Lieutenant Kurtz dès son arrivée, rapport à un de ses films chiants, mais ça a pas tenu. Ça tient jamais les surnoms quand c’est toi qui te les choisis. Sauf pour la fille Novembre. C’est qu’elle avait sa méthode pour qu’on s’en souvienne. Moi, mon surnom de l’époque, c’est pas nécessaire de le rappeler. Vraiment pas nécessaire. C’est là que le silence du 77, les pylônes et la nationale, ils devraient intervenir. Des bouches qui se ravalent. La fille Novembre, c’est elle qu’avait décidé qu’on l’appelle comme ça, rapport à une histoire d’horreur qu’elle avait lue ou entendue, une fille retrouvée morte en novembre et qui revient hanter, ou quelque chose dans le genre. Les histoires d’horreur, elle a toujours adoré. Alors tout petits on jouait au jeu de la fille Novembre : elle nous coursait et si on était attrapés, on devenait les morts vivants de la fille Novembre. Ensuite, elle a commencé à péter la gueule de tous ceux et toutes celles qui l’appelaient par son vrai prénom. Elle aimait pas son vrai prénom. C’est vrai qu’il était bien moche, il lui allait pas du tout. Au début, c’était difficile parce que les adultes et les vieux nous engueulaient quand on l’appelait la fille Novembre. Alors devant eux on disait son prénom, et une fois seuls entre mômes, elle nous pétait la gueule. Un à un. Costaud, la fille Novembre. Et puis, à force qu’elle nous pète la gueule, on s’est mis à la craindre davantage que les adultes alors on l’a plus appelée que la fille Novembre, du coup des vieux se sont mis à oublier son ancien prénom et des adultes se sont mis à confondre. Un jour, à un loto, la fille Novembre a fait la misère à sa mère parce qu’elle l’avait appelée par son ancien prénom. À partir de ce jour, même la mère de la fille Novembre l’a appelée comme ça, la fille Novembre, en public au moins. Elle le disait sur le ton de la blague, mais ça sonnait la crainte.
Marin Fouqué - 77- éditions Actes Sud
Charybde2 le 3/12/19
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