A charge de Chevance, ou la chanson pour enfants des années 70 pas encore colonisés (de vacances) par Dorothée et TF1
Si vous n'avez pas eu la chance d'être nés au début des années 70, peu de chance que les disques pour enfants du label Chevance que vient de rééditer Born Bad Records aient accompagné vos premiers pas dans la vie. C'était comment ? Dehors, peut-être des moutons. Le salon avait, lui, son xylophone ; la guitare sèche posée contre le mur et, pas loin, des tablas sur le grand tapis qui envahissait, royal, toute la pièce. Et, dans la chambre des enfants, éparpillés à côté du "Petit Indien" de Salvador, peut-être des 45t de Steve Waring comme "Image", ou encore les "Transformations" de Christine Combe. Bon, c’était ailleurs et avant, c’était Chevance et c’était bien, en ouverture à l’univers enfantin pré-TF1. Essayez avec les enfants d'aujourd'hui.
Fondée au détour des années 1970 par un mentor nommé Philippe Gavardin, la petite collection Chevance est avant tout affaire d’amitiés : celles de copains en vadrouille entre la fin des Trente Glorieuses et les premières désillusions de la gauche au pouvoir, gravitant autour de ce personnage décrit comme affable et curieux. Linguiste de formation, Gavardin est alors de ces intellectuels ouverts, un pied dans le milieu des cabarets de la Contrescarpe, l’autre dans celui des concerts d’avant-garde, conjuguant ses abords classiques avec un goût prononcé pour la plus grande modernité. En compagnie notamment du batteur free Jean-Louis Méchali – collaborateur et arrangeur d’une bonne partie des titres de la collection – il élabore l’identité de cette série d’enregistrements dédiés aux plus jeunes : musicalement bicéphale mais aussi littéraire, pétrie d’un surréalisme faisant écho aux explorations libertaires et psychédéliques du moment. Détaché des contraintes commerciales, le label développe une véritable logique de collection, structurant chacun de ses disques selon une ligne directrice forte : détournements de fabliers, bestiaires, contes musicaux, ou livres de cuisine… Le texte y fait invariablement office de colonne vertébrale, servi par des visuels soignés et une fabrication irréprochable.
Au fil de séances aussi cérébrales que conviviales, des équipes se constituent. Côté chanson, le duo Anne et Gilles, habitué des cabarets rive gauche, alterne avec l’actrice suisse Cristine Combe qui, arrivant à Paris, voudrait chanter du Kurt Weill. Rayon folk, les plus hippies Imbert et Moreau côtoient l’incontournable pionnier Steve Waring, dont les célèbres Grenouilles tournent alors en rotation dans le Pop Club de José Arthur. Parmi les musiciens, on retrouve diverses figures du jazz français dans son versant le plus abrupt : compagnons de route de Méchali gravitant autour de son groupe (Le Cohelmec Ensemble), gang des lyonnais du Marvelous Band et de son ARFI, « l’Association à la Recherche d’un Folklore Imaginaire »… Mais aussi divers francs-tireurs, comme le multi-instrumentiste Teddy Lasry, ou l’intrigant Jacques Cassard – omniprésent dans les crédits – dont il semble pourtant aujourd’hui impossible de retrouver la trace.
Initialement distribuée par le label Chant du Monde, Chevance rejoint définitivement le catalogue de cette vénérable maison-mère lorsque Gavardin en devient directeur, prenant place au côté des disques de musique traditionnelle et des répertoires de chants ouvriers, entre chanson, poésie et enregistrements plus farouchement inclassables. Tandis que les librairies jeunesse se mettent à connaître en France un essor historique, la collection truste progressivement les diplômes « Loisirs Jeunes » et « Prix de l’Académie Charles Cros », gagnant l’attention des réseaux éducatifs et des bibliothécaires.
Et quand on parle d’avant, on parle bien d’avant la privatisation de TF1. Quand soudain, on vit arriver l’univers pourri de Dorothée, et les élucubrations de Chantal Goya, qui, après une période d’éveil allant de 1974 à 1985, eurent tôt fait de renvoyer les enfants à un univers consommateur à l’américaine avec une ribambelle de produits dédiés et dérivés de leurs shows. Henri Dès eut de nouveau la cote, et seule, peut-être Marlène Jobert, avec ses histoires en K7 put leur tenir la dragée haute… Dès lors, à la fenêtre du trois pièces de Gennevilliers qui donne sur le port, on a une toute autre vue. Fin d’une époque et effacement certain des avancées d’une forme d’éducation ouverte au monde et à la poésie. Comme disait machin, c’est un beau roman, c’était une belle histoire. La compile vous dit tout. Ne vous reste plus qu’à laisser remonter ces années-là- voire les découvrir. Un bon point à Born Bad.
Jean-Pierre Simard le 4/06/19
Collectif - Chevance, etc, Outremusique pour enfants 1974/1985 - Born Bad