“Speed Boat” : le plus drôle et le plus incisif des manifestes littéraires de notre temps
Publié aux éditions de l’Ogre en mars 2019, sous-titré « Manifeste pour une littérature révolutionnaire et illimitée » et fourni avec deux feuillets de plastique transparent rouge permettant, littéralement, de déchiffrer une partie du texte qui se dissimule sous une impression 3D, « Speed Boat » intrigue, surprend puis conquiert.
On ne veut pas des prix littéraires mais des mallettes remplies de billets amenées par des Ferrari à 380 km/h.
On veut des livres écrits par des mages noirs et des lézards gigantesques.
On veut des livres qui s’effondrent à la même vitesse que notre système, et d’autres qui s’effacent à peine on les a ouverts. On veut des livres qui font le même bruit que les pales des hélicoptères de gendarmerie au-dessus des manifestations.
On veut une émission sur France 3 en prime time consacrée aux astuces de bronzage d’Éric-Emmanuel Schmitt et intitulée Mes astuces de bronzage.
On veut des rouges à lèvres extravagants et de belles robes.
On veut des majorités nomades et des sédentaires martyrisés, obligés de vivre une vie d’errance dans des Subaru d’occasion. On veut ce semblant de précarité toléré par les autorités vagabondes, le cuir bleu ridé par la mémoire de forme, et la nostalgie d’une stabilité perdue.
Fabien Clouette, dont on aime tant « Une épidémie » (2013), « Quelques rides » (2015) et « Le bal des ardents » (2016), et Quentin Leclerc, dont on aime tout aussi fort « Saccage » (2016) et « La ville fond » (2017), se sont associés pour produire, en un très sérieux élan joueur, cet excellent bateau rapide, ivre de plus d’une manière. Rythmé, incanté par des « On veut » qui associent en transe les revendications d’une joliesse absurde, enfantine ou rageuse, hédoniste ou libertaire, et les saillies mordantes vis-à-vis d’une économie du livre (et pas seulement du livre) ayant, définitivement ou presque, enterré les avertissements d’André Schiffrin, « Speed Boat » prend au mot la plupart des fantasmes possibles en matière de réassignation éventuelle de rôles pour la littérature, pour ses actrices et pour ses acteurs.
On veut un Salon du livre Paris représenté au forum de Davos du désert, durant lequel Total offrirait aux écrivains des sacs en toile recyclés remplis de goodies. Le sac en toile dirait : J’AIME MON LIBRAIRE INDÉPENDANT DU FORUM DU DÉSERT.
Nid rusé de paradoxes, « Speed Boat » associe étroitement moquerie et tendresse. syncrétisme redoutable dans son appréhension des arts vivants du contemporain et ironie joueuse dans le relevé topographique des lignes de faille qui les minent, au-delà peut-être de toute possibilité de survie (à part sous forme momifiée), tandis qu’une cryogénie dynamique en resterait encore à inventer. Brassant les genres littéraires, en ignorant joyeusement les frontières et les miradors, diffusant les motifs du jeu vidéo ou de l’installation dans les formes canoniques, sans pourtant jamais relâcher l’écriture, fût-elle sardonique et poétique, simultanément, Fabien Clouette et Quentin Leclerc réussissent ce qui est, toujours, une forme de miracle : nous faire profondément rire et sourire – tout en alertant puissamment nos neurones sur certaines aliénations insidieuses qui ne se donnent désormais presque plus la peine de se cacher. Et c’est ainsi que le manifeste littéraire peut prendre tout son sens.
On veut des personnages de romans néobalzaciens qui plaquent tout pour devenir combattants déblocables dans Street Fighter, ou figurants de soap operas latinos.. On veut des critiques obsédés qui les traquent et les neutralisent en trafiquant les téléviseurs des centres commerciaux, et les sourires de ces personnages figés sur les écrans déformés. On veut le Cheat Code et la Zapette Universelle, pour leur faire vivir la vida loca à laquelle ils aspirent.
La superbe recension, aussi ludique que le texte même qu’elle vise, de Lucien Raphmaj est ici. Celle, subtilement enjouée, de Claro, dans le Monde des Livres, est ici.
Fabien Clouette et Quentin Leclerc - Speed Boat - éditions de l’Ogre,
Charybde2 le 24/06/19
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