Jessica Forever ou les autres Garçons Sauvages

De Jessica Forever, le film de Caroline Poggi et Jonathan Vinel, s’exhale une effluve de fin du monde. Mais ici, point de ville en ruine, ni désert aride ou nature luxuriante qui aurait repris le dessus… Nous traversons des villages du sud, aux résidences aussi mornes que propres sur elles, des bords de mer bucoliques, voir des rivières accueillantes, entre nature et lotissements d’une sordide tristesse.

Les orphelins, ces « monstres » sans âge, y sont recueillis par Jessica, une anti-Lara Croft, une anti-héroïne sans pouvoir, sinon d’aimer vraiment les êtres humains et de savoir les « calmer », avec la voix, et en les serrant fort contre elle. Film ultra-symbolique, nous sommes aux antipodes du blockbuster américain ou du film d’action tout court que le cinéma français imite si mal.

On assiste ici à un geste esthétique et artistique dont les arabesques, les ellipses et les pas de côtés offrent mille interprétations. Cette liberté du récit est prise en charge sans ciller jamais, tout en offrant de véritables moments poétiques, abstraits, courageux. Peut-être vous faudra-t-il d’entrée accepter quelques règles du jeu pour, du film, en apprécier toute la sève hors catégorie et inclassable…

Déroutant, décalé, il tente par le récit d’une histoire - tout droit sortie d’un roman d’anticipation - , de recentrer sa réthorique autour de thématique contemporaine et politique. Je n’ai pas peur d’avancer que, si les orphelins portent des gilets pare-balles, c’est aux gilets jaunes que l’on pense et, sans doute, cette hypotypose nous fait rentrer de plein fouet dans l’histoire improbable et définitive, ultime et sans issue, de ce groupe qui tente de s’éloigner de la violence comme paradigme de l’expression de leur existence. Jessica n’est donc pas celle qui les protège et non plus celle qui les manipule. Elle tente juste de vraiment les sauver, en figure du commun possible.

Lorsque chassés par les forces spéciales (symbolisées par des drones agressifs et mortels) ils se choisissent une nouvelle « résidence » sur une île, ils ont chacun leur chambre. Et la première inquiétude est de se demander s‘ils pourront faire la sieste toujours ensemble, comme avant… Nous reste-t-il du temps en commun, lorsque tout permet d’être isolé, seul, autonome, en proie à nos désirs égoïstes ?

Le film se lit alors, courant entre des lettres enfantines sur un gâteau d’anniversaire et des inserts typographiques à même les séquences qui ressemblent à des photographies, et avec ses dialogues qui ont plus l’air d’être lus que joués. Cette « lecture » transporte notre imaginaire vers des images quasi figées, comme avec la contrainte, de l’immobilité obligée des orphelins à rester près de Jessica, en un seul point d’accroche d’une possible douceur, d’un possible bonheur.

Natures mortes, résidences tristes et sans vie, les autres n’existent plus, ou si peu… Quand « l’autre » se présente, il est d’emblée le potentiel grain de sable qui va gripper la machine douce et tranquille de leur retraite du monde. Inadaptés, impulsifs, incompris, ils précipitent leur destin…

Si les orphelins sont armés, c’est pour mieux se protéger d’eux-mêmes, contre leur nature d’être humain et leurs envies de destruction. Allégorie de l’être humain incapable de cesser de détruire son environnement en tuant ses congénères comme tout le vivant, mais aussi tout ce qui lui échappe et ne comprend pas. Mais ces enfants sont aussi les archétypes d’un monde « consommateur » irréfléchi, errant dans les centres commerciaux sans âme, au propre et au figuré, - réellement sans figure -, achetant de quoi mal se nourrir, ou des cadeaux surréalistes couchés comme des trophées de nouveaux riches.

Si une grosse moitié des spectateurs quitte la salle entre le premier quart d’heure et ce, jusqu’à une bonne demie heure de la fin, c’est parce qu’à l’époque où l’abonnement Netflix est à 10 balles, le public ne supporte plus de réfléchir, de s’impatienter, de se tromper, de s’agacer, de se questionner face à un objet cinématographique qui ne répond pas forcément à un cahier des charges connu. Leur imaginaire, engoncé dans des films prémâchés qu’ils attendent avec un appétit boulimique, les prive d’une possible contemplation, sinon d’un regard différent posé sur une œuvre qui prend le risque de ne pas raconter les histoires comme on le fait d’habitude. Un peu comme Bertrand Mandico, avec ses « Garçons sauvages »… Car oui, on y pense forcément, et en restant jusqu’au bout du générique, on voit qu’il est d’ailleurs grandement remercié !

Il est urgent de reprendre des risques pour se faire bousculer par le cinéma. Celui qui ne prend le spectateur pour un abruti ou un simple bouffeur de pop-corn (j’en suis un de temps en temps, c’est pourquoi je me permets). Poggi et Vinel signent un OVNI singulier, intelligent et « réfléchissant ». Et si vous êtes déçus, ce sera très bien aussi, parce qu’alors vous comprendrez un peu ce que vous attendez vraiment du cinéma, et que cela s’avère souvent différent de ce qu’il vous donne. À vous de le prendre !

Richard Maniere le 9/05/19

Jessica Forever de Caroline Poggi et Jonathan Vinel