Avec Jack Vance, vers un monde vraiment magique !

En 1950, les fondations toujours vivantes et alertes de la meilleure fantasy moderne, qui a inspiré (entre autres) le jeu de rôle Donjons & Dragons, et quelques personnages emblématiques, comme Chun l’Inévitable. Ainsi naturellement que notre chroniqueur, qui est entré dans le monde magique à treize ans, après l’achat en librairie de ce livre de Jack Vance.


Peu de textes, au total, auront été aussi souvent relus par mes soins, et auront exercé autant d’influence sur ma manière d’aborder autant de lectures ultérieures, que ce petit recueil de cinq nouvelles et une novella, ayant posé pour moi, dès mes treize ans (quasiment par hasard, à la faveur de l’omniprésence alors en magasin, bien au-delà des circuits spécialisés, de l’imaginaire des éditions J’ai Lu de Jacques Sadoul), presque toutes les fondations de mon approche de la fantasy. – infiniment davantage que, par exemple, Robert Howard et J.R.R. Tolkien, tous deux découverts quelques années plus tard, et avec beaucoup moins de puissance en ce qui me concerne.

Publié en 1950, le petit recueil « Un monde magique » (on peut à bon droit lui préférer son titre américain d’origine, « Dying Earth », qui avait le mérite d’induire d’emblée une atmosphère de fin de règne plus subtile et plus insidieuse que le banal constat de la présence de la magie) de Jack Vance décrit par petites touches rusées une Terre du ciel de laquelle le Soleil, bientôt (dans quelques siècles, disons) disparaîtra : dans cette atmosphère crépusculaire, quelques mages (eux-mêmes lointains souvenirs de ce que fut la magie à sa véritable heure de gloire, quelques éons plus tôt) poursuivent des quêtes personnelles, au milieu de tentations hédonistes, de cabales entre pairs et de créatures redoutables hantant ce qui fait déjà figure de décombres, au moins métaphoriques.

Traduit en 1978 chez J’ai Lu par France-Marie Watkins (la traduction sera révisée par Sébastien Guillot à l’occasion de la sixième réédition, en 2010), « Un monde magique » jetait d’emblée les bases, avec une rare élégance et en moins de 200 pages, d’une vision complète d’un monde imaginaire, d’un cycle à part entière qui comportera trois autres volumes dont il faudra certainement parler un jour ou l’autre (« Cugel l’astucieux » en 1966, « Cugel saga » en 1983, et « Rhialto le Merveilleux » en 1984), et d’un système spécifique pour penser la magie qui sera notamment celui retenu, moyennant quelques adaptations, par Gary Gygaxet Dave Arneson au moment de créer le jeu de rôle Donjons & Dragons en 1974-77 (je vous laisse imaginer la joie que fut aussi cette découverte lors de mes premiers pas de rôliste dans ce cadre, en 1980-81).

Turjan était assis sur un tabouret dans son atelier, le dos et les coudes appuyés contre l’établi, les jambes allongées devant lui. Au fond de la pièce, il y avait une cage, que Turjan contemplait avec irritation. La créature dans la cage lui rendait son regard avec une émotion dépassant l’entendement.

C’était une chose éveillant la pitié, une énorme tête sur un petit corps malingre, avec des yeux myopes et chassieux et un petit bouton de nez mou. La bouche aussi était molle, humide, la peau d’un rose luisant. Malgré son imperfection évidente, c’était à ce jour le produit le plus réussi des cuves de Turjan.

Turjan se leva, trouva un bol de bouillie. Avec une cuiller à long manche, il approcha de la nourriture de la bouche de la créature. Mais la bouche refusa la cuillère, et la bouillie coula sur la peau vitreuse pour tomber sur la charpente rachitique.

Turjan posa le bol et retourna lentement vers son tabouret. Depuis une semaine déjà, la chose refusait de manger. Est-ce que ce visage idiot dissimulait une intention, une volonté de disparaître ? Sous le regard de Turjan, les yeux blanc-bleu se fermèrent, la lourde tête s’affaissa et tomba sur le sol de la cage. Les membres se détendirent : la créature était morte.

Turjan soupira et sortit de la pièce. Par l’escalier de pierre en colimaçon, il grimpa sur le toit de son château de Mir, dominant de très haut le fleuve Derna. À l’ouest, le soleil planait tout près de la vieille terre ; des rais de rubis, lourds et chauds comme du vin, tombaient en biais entre les troncs rabougris de la forêt archaïque pour s’étendre sur l’humus. Le soleil se couchait selon le rite millénaire ; la nuit des temps modernes tomba sur la forêt, une douce et tiède obscurité s’étendit rapidement, et Turjan songea à la mort de sa dernière créature.

Il se rappela ses nombreux précurseurs : la chose qui n’était qu’yeux, la créature sans os avec la surface palpitante de son cerveau dénudée, le merveilleux corps féminin dont les intestins sortaient et se tordaient comme des vrilles, dans la solution nutritive, les créatures inversées, retournées comme des gants… Turjan poussa un profond soupir. Ses méthodes étaient défectueuses ; il manquait à sa synthèse un élément fondamental, une matrice ordonnant les composantes du schéma. (« Turjan de Mir »)

Rétrospectivement, et même après quatre ou cinq lectures et relectures au fil des années, la lectrice ou le lecteur peut rester authentiquement admiratif de la puissance et de la cohérence d’un récit global pourtant saisi uniquement par petites touches locales, et par la beauté et l’intelligence d’un système de magie, conçu par un auteur de 26 ans alors qu’il était dans la marine marchande, avant même la première publication d’un de ses textes en revue en 1945. Jack Vance est, avec « Un monde magique », l’un des premiers auteurs à apporter consciemment un équilibre nécessaire et presque inné à un cadre de fantasy, sans recours à une théogonie sortie du chapeau, dans un genre qui se caractérisait alors (et qui se caractérise encore souvent, hélas, presque soixante-dix ans plus tard) par une démesure intrinsèque sans justification des limites, ajoutant trop d’arbitraire pur au surnaturel déjà bien commode, et mettant toujours en danger la suspension consentie de l’incrédulité (et partant, tôt ou tard, l’ensemble de la distanciation cognitive, pour reprendre les termes de Darko Suvin à propos de poétique de la science-fiction). Jack Vance montre ici une impressionnante maîtrise, justement, de ce sens du détail qui tue, jeté subrepticement, sans aléa et sans clin d’œil inutile – et absolument indispensable à la cohérence et à l’immersion, au-delà de la technique propre au récit d’aventure : qui plus est, il pouvait d’ores et déjà mettre au service de ce sens du détail signifiant une qualité du dialogue entre personnages exploitant au maximum les rationalisations conduites avec humour rageur et / ou ironie cinglante, qualité  qu’il conservera tout au long de son œuvre (prolifique).

Le Magicien repartit par l’escalier. La mi-nuit le trouva dans sa bibliothèque, son long nez plongé dans de lourds volumes reliés de cuir et des grimoires en désordre… À un moment donné, plus d’un millier d’enchantements, de runes, d’incantations, de malédictions et de sortilèges avaient été connus. La vaste étendue du Grand Motholam – Ascolais, l’Ide de Haulchique, l’Almerie du Sud, la Terre du Mur tombant à l’Est – grouillait de sorciers de toute espèce, dont le chef était l’Archi-nécromant Phandaal. Phandaal avait personnellement formulé plus de cent charmes, mais le bruit courait que des démons chuchotaient à son oreille quand il pratiquait la magie. Pontecilla le Pieux, alors souverain du Grand Motholam, avait fait torturer Phandaal et, après une nuit terrible, il l’avait tué et interdit la sorcellerie dans tout le pays. Les magiciens du Grand Motholam s’enfuirent comme des blattes sous une lumière crue, le savoir fut dispersé et oublié, jusqu’à maintenant, jusqu’à ce temps crépusculaire où le soleil s’assombrissait, où la jungle sauvage envahissait Ascolais, où la blanche Kaiin tombait en ruine, où l’homme ne connaissait plus qu’une centaine de sortilèges. Mazirian s’en était déjà procuré soixante-treize et peu à peu, par stratagème et négociations, il apprenait les autres.
Mazirian fit un choix dans ses livres et, au prix d’un grand effort, en imprima cinq sur son cerveau : le Girateur de Phandaal, le Second Enchantement Hypnotique de Felojun, le Jet Prismatique Excellent, le Charme de la Nourriture Infatigable et le Sortilège de la Sphère Omnipotente. Cela fait, Mazirian but du vin et se retira dans ses appartements. (« Mazirian le magicien »)

L’autre aspect toujours aussi décisif dans « Un monde magique », lecture après lecture, c’est sa formidable économie de moyens, qui lui donne cette aura poétique rare dans le genre fantasy. Campés en quelques pages, parfois en quelques phrases seulement, Turjan de Mir, Pandelume, T’saïs et T’saïn, Mazirian, Liane le Voyageur, Lith, ou même le mythique Chun l’Inévitable, comptent parmi les personnages les plus attachants et les plus emblématiques de toute la fantasy (et que l’on songe à la manière dont la flamboyante anthologie collective « Chansons de la Terre Mourante », publiée en 2009, les fait revivre ou résonner sous la plume, entre autres, de Walter Jon Williams, de Glen Cook, de Jeff Vandermeer, de Lucius Shepard, de Neil Gaiman ou de George R.R. Martin). Et cette épaisseur instantanée est obtenue sans recours ou presque (à part peut-être dans la plus longue des six nouvelles, « Guyal de Sfere ») au picaresque et au foisonnement dans la durée, comme ce sera le cas avec « Cugel » et « Cugel saga », et plus encore, dans les veines space opera et planet opera de Jack Vance, avec le « Cycle de Tschaï » (1968-1970) et la « Geste des Princes-Démons » (1964-1981). Cet art de l’ellipse (et de l’euphémisme permanent !) qui laisse toute sa place à la lectrice ou au lecteur, et les associe en complices à l’élaboration de la magie, est particulièrement rare et précieux, surtout dans un genre littéraire qui, même en forme courte, cède historiquement trop souvent au démon de l’explication.

Et c’est notamment ainsi que Jack Vance en général, et « Un monde magique» en particulier, est grand. En attendant de vous parler prochainement de son « Lyonesse », bien entendu.

Turjan hésita puis il ouvrit les yeux. C’était la nuit dans Kaiin aux murailles blanches, un soir de fête. Des lanternes orangées flottaient dans l’air, balancées par la brise. Des balcons cascadaient des chaînes de fleurs, des cages de lucioles bleues y étaient suspendues. Les rues grouillaient d’une population avinée, aux costumes divers et singuliers. Là un batelier mélantin, ici un guerrier de la Légion Verte de Valdaran, plus loin un autre vestige de l’ancien temps portant un casque antique. Dans un espace dégagé une courtisane enrubannée du littoral de Kaulchique dansait la Danse des Quatorze Mouvements Soyeux au son des flûtes. Dans l’ombre d’un balcon une jeune barbare d’Almerie orientale embrassait un homme au visage noirci portant le harnais de cuir d’un Deodand de la forêt. Ils étaient joyeux, tous ces gens de la Terre à l’agonie, fébrilement gais, car la nuit infinie était proche, où le soleil rouge clignoterait enfin et deviendrait noir.

Turjan se mêla à la foule. Dans une autre taverne, il se restaura de biscuits et de vin ; puis il se dirigea vers le palais de Kandive le Doré.

Le palais se dressa devant lui, toutes les fenêtres, tous les balcons étincelants de lumière. Chez les seigneurs de la cité, on festoyait et l’on se divertissait. Si le prince Kandive est congestionné par la boisson et sans méfiance, pensa Turjan, la tâche ne devrait pas être trop difficile. Cependant, en entrant hardiment il risquait d’être identifié, car à Kaiin beaucoup de gens le connaissaient. Aussi, utilisant le Manteau Furtif de Phandaal, il disparut à la vue de tous les hommes. (« Turjan de Mir »)

Jack Vance

Un monde magique de Jack Vance, éditions J’ai Lu SF
Charybde2

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