Bienvenue dans l'horreur de votre futur géré par Foogle …
Une fable dystopique, incisive et enlevée, mêlant motifs bien connus et échappées plus surprenantes.
Novembre 2040, jugeant que l’anarchie n’était pas à son comble, Foogle a décidé de rendre gratuit l’accès à toutes ces informations. Le domaine public. Le monde s’est tétanisé. Des milliards de gamins décadents qui jouaient dans l’obscurité de leur chambre étaient surpris par Big Mama qui allumait la lumière. On est restés figés, conscients du ridicule de notre posture de l’instant. Humiliés. Terrorisés d’avoir oublié le détail de nos premières années de surf mais conscients que tout cela ne devait pas être glorieux. D’un jour à l’autre il a été possible de consulter sans la moindre démarche préalable les historiques des navigateurs, lire les emails de chacun depuis l’invention du web, découvrir chaque photo prise sur smartphone ou transmise d’une manière ou d’une autre. Nos textos. Nos déplacements jour par jour, heure par heure, et bien entendu chaque profil de l’ancien Facebook, WhatsApp et Snapchat, ainsi que de leur rejeton dévorateur qui les incluait tous – Foogle.
Et les interminables fils des chats sur plus de trente ans. « Supprimer la conversation » ne l’effaçait que pour nous. « Vider la corbeille » aurait dû être titré « Ajouter au grand dossier vous concernant ».
Ma femme avait enquêté sur ma vie avec une ex, cherchant à percer je ne sais quel mystère de ma personnalité. Décembre 2040 a vu les rues désertées, chacun passait en revue, jour après jour, nuit après nuit, l’intimité de ses connaissances. C’était plus fort que nous, il fallait aller voir. S’en est suivi la fin du couple traditionnel et des vagues de licenciements sans précédent. Des crimes passionnels et un bouleversement brutal du rapport à l’autre.
Contraints à un déplacement, les gens baissaient les yeux, craignant famille, amis, voisins et collègues. Le simple fait d’être identifié pouvait exciter la pulsion voyeuriste. La honte s’était abattue sur le monde et il s’était voûté.
Dans vingt ans d’ici, presque « sans prévenir » et pour des raisons raisonnablement machiavéliques qui apparaîtront un peu plus tard, le conglomérat mondial de nouvelles technologies Foogle, quasiment monopolistique, décide de la transparence totale et rétroactive des données individuelles collectées au fil de 30 ans d’internet et de ses dérivés. Quelques années plus tard, le fruit social et politique, à l’échelle du monde, était mûr pour une prise de pouvoir, numérique d’abord, total ensuite, par le méga-conglomérat issu de Foogle, DEUS, qui s’empressa de faire effectuer par des algorithmes le Grand Tri, classant la population humaine en fonction des besoins économiques systémiques et des nécessités encore incontournables à ce stade pour les possédants les plus importants.
Le Grand Tri a été effectué par des algorithmes. L’humanité a été classée en trois catégories : les élites, 5 %, les désignés, 25 %, et les inutiles, 70 %.
À un poil près, j’échouais dans le groupe de queue. Ce qui m’avait sauvé était un héritage. Un pur hasard survenu au bon moment, quelques mois avant la Grande Lumière. On avait voulu me faire croire que mon statut d’écrivain avait suffi à m’inclure à la caste des désignés mais c’était un mensonge. La répartition a été effectuée sur la base de nos moyens financiers ainsi que sur notre prédisposition à la soumission. Riches indignés et nantis révolutionnaires n’ont, du jour au lendemain, plus eu accès à leur patrimoine.
Mes auteurs préférés ont été déblayés. Comme au temps du bloc de l’Est, l’éviction d’un artiste confirmait sa valeur. Vexé dans un premier temps de ne pas être persona non grata, la démangeaison dans mon amour-propre a rapidement laissé la place à un triste soulagement.
Une boîte de production liée à Foogle m’a spontanément proposé un contrat pour l’écriture de scénarios de séries à rallonge. D’improbables saisons onze, douze, treize, sans substance, qui pourtant marchaient bien. Ce job plan-plan sans réelles gratifications me convenait parfaitement. M’autorisait à continuer de me plaindre sans pour autant ruer dans les brancards.
À défaut de ce pactole j’aurais sans doute dû quitter l’appartement du centre-ville et perdu l’ensemble de mes droits aux divertissements, à l’instar de mon ex-femme et de mon fils, dont j’ai perdu la trace. Les inutiles ont été relégués au statut d’errants, chassés des localités, sans devoirs, mais sans droits non plus. Ils ont été déconnectés de la toile car le 4.0 ne fonctionne qu’entre gens du même monde.
Publié en mars 2019 chez Au Diable Vauvert, le quatrième roman du Suisse Antoine Jaquier traite sans ambiguïtés d’anticipation dystopique. En à peine 250 pages, on se doute bien qu’il sera plus détaillé que les très nombreuses nouvelles de science-fiction qui se focalisent, souvent avec grand ou très grand brio, sur tel ou tel aspect d’un devenir socio-politique gris ou noir pour l’humanité, en se reposant sur quelques phrases puissamment évocatrices pour suggérer l’ensemble du décor d’arrière-plan, mais qu’il ne pourra en revanche prétendre au souffle épique et torturé des grands romans du genre, qui dépassent généralement allègrement les 400, voire les 500 pages. La tonalité habilement retenue par l’auteur est donc celle de la fable « réaliste », avec ses avantages, ses inconvénients, ses risques et ses possibilités. Si l’on pourra à bon droit considérer que les conséquences possibles de la publication des données numériques personnelles sont ici beaucoup moins fouillées que dans, par exemple, « La transparence selon Irina » de Benjamin Fogel – même si Antoine Jaquier est sans doute l’un des rares auteurs, hors du champ de la science-fiction proprement dite, à relier soigneusement intérêts financiers des élites mondialisées et impacts du tout-numérique -, si l’on pourra trouver que les corrélations psycho-sociales d’un anthropomorphisme poussé de la robotique avancée désormais en cours de développement ont été traitées depuis quelques années par bon nombre d’autrices et d’auteurs (en sus du caractère visuellement spectaculaire de la série suédoise « Real Humans », quarante ans après le « Blade runner » de Ridley Scott), si les transformations du travail induites par la technologie actuelle et à venir (mais surtout par l’usage capitaliste débridé des possibilités politiques et sociales ouvertes par ces technologies) ont fait l’objet, entre autres, du superbe recueil « Au bal des actifs », dans lequel se distinguaient, pour les thèmes directement abordés ici, Alain Damasio (dont le tout récent « Les furtifs » intègre aussi une bonne partie de ces fragments dystopiques dans sa puissante toile de fond), Catherine Dufour, Norbert Merjagnan ou Ketty Steward, il n’en reste pas moins que « Simili-love » offre très spécifiquement un parcours vif et enlevé, incisif et sans concessions, de cet avenir si peu radieux, que sa brièveté même lui permet une sécheresse décapante dans son récit en spirale descendante, et qu’on y trouve plusieurs échappées exploratoires aussi précieuses que relativement rares. On y trouve notamment une exploration de l’un des mystères authentiques en matière de spéculation à propos d’intelligences artificielles, à savoir celui de l’empathie éventuelle de la machine pour l’être humain, question qui est notamment à mon sens l’un des points aveugles et ressorts secrets de l’ensemble du cycle de la Culture de Iain M. Banks, depuis sa déclaration d’intention de 1994 (« Quelques notes sur la Culture ») jusqu’à son ultime contribution au cycle, « La sonate Hydrogène » en 2012, et l’une des pierres d’achoppement essentielles de toute spéculation autour de la singularité éventuelle à venir.
J’avais pourtant résisté, payé cash tant que c’était possible. Soutenu le petit commerce. Quelques chapitres assassins dénonçant les GAFA dans mes derniers romans. Crié au loup chaque fois que l’occasion se présentait.
Qu’est-ce qu’on avait dû les faire marrer à tweeter que le piège se refermait. Avec nos blogs, articles et films engagés on a juste réussi à les engraisser, faire tourner la machine. Eux construisaient le nouveau monde et la poignée du signal d’alarme nous restait dans la main. Personne n’était en charge. On gueulait dans la nuit.
Antoine Jaquier - Simili-Love - Au Diable Vauvert éditions,
Charybde2 le 28/05/19
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