Livraison commentée de La Moitié du Fourbi n°9 sur la vitesse - et que ça saute !

Lecture urgente pour mieux apprécier certains pièges et beaucoup d’ironies d’une notion pressée : « Vite », le neuvième numéro de la revue “La moitié du fourbi”.

Un neuvième numéro pour fêter, déjà pourrait-on dire, les quatre ans de La moitié du fourbi, l’une des revues actuellement actives les plus régulièrement passionnantes au sein de la scène littéraire de création. Comme toujours, il est presque sidérant de lire l’intelligence, la poésie diffuse et la variété avec lesquelles les autrices et auteurs invités s’emparent du thème proposé, « Vite » en l’occurrence.

Les graphismes, ou les hybridations texte / graphisme, ont comme souvent la part belle : un extrait de « L’Antitête » de Tristan Tzara est mis en résonance avec un superbe collage intitulé « Voyageur » (Thaddée« Un passant »), des multivers sont explorés par le dessin, en s’appuyant aussi bien sur les infographies du physicien Andreï Linde que sur des créations originales extraites du livre de l’auteur, « Univers, des mondes grecs aux multivers » (Guillaume Duprat« Inflation éternelle »), un rusé montage de cases d’album compacte et densifie encore, s’il était possible, le travail si particulier d’un certain dessinateur (Marc-Antoine MathieuAntoine Gautier« Trois secondes (extraits) »), et le salon aéronautique du Bourget devient l’objet d’un détournement visuel ô combien significatif (Matthieu RaffardMathilde Roussel, « Accélération »).

C’est parfois difficile de ne pas succomber au charme viril de l’aéronautique. Le Salon du Bourget est un monde d’une logique implacable. Tout semble être à sa place : les ingénieurs bien rasés discutent derrière leur comptoir, les militaires se déplacent en petites délégations derrière leurs supérieurs, les missiles sont rangés par ordre de taille et, sur le tarmac, les réacteurs des gros-porteurs brillent de mille feux.

En 2017, nous avions été invités par un magazine à réaliser une série d’images sur le 52e salon international de l’Aéronautique et de l’Espace de Paris-Le Bourget. Nous avons tout d’abord réalisé une première série de photographies au Salon, puis nous sommes rentrés à notre atelier et nous avons réalisé une seconde série d’images en intervenant directement sur les photographies que nous avions faites. Au fur et à mesure que les images se construisaient, nous avons commencé à voir émerger une certaine représentation du monde de l’aéronautique dans laquelle les notions de performance, de fiabilité et d’innovation avaient été remplacées par celles d’absurdité, de bricolage et de nuisance.

Nous pensons que le documentaire photographique est un acte qui peut avoir lieu à la fois avant et après l’événement que l’on cherche à documenter. À l’inverse de la retouche photographique classique qui cherche sans cesse à « invisibiliser » les actions ayant lieu après la prise de vue, nous préférons laisser apparentes et lisibles chacune de nos interventions sur les images. Il nous semble que cette manière de documenter la réalité permet de rendre compte d’une plus grande variété de points de vue et nous pensons que c’est précisément en multipliant les points de vue qu’il est possible de s’approcher au plus près de la complexité du monde dans lequel nous vivons aujourd’hui.

L’aéronautique n’est pas un objet qui nous est extérieur. L’aéronautique est un objet qui nous traverse de part en part en permanence. Il constitue une forme d’ « hyperobjet » aussi menaçant que fascinant pour reprendre ici le terme du philosophe Timothy Morton. Son ambition de vitesse et de puissance se réalise au prix d’immenses dommages environnementaux et si nous voulons lutter contre les accélérations d’objets protéiformes, nous devons rapidement inventer un nouvel imaginaire de la lenteur. (Matthieu RaffardMathilde Roussel, « Accélération »)

Muybridge - Galop

Si l’on questionne par plusieurs angles saillants la notion de performance qui semble d’abord si étroitement associée à la vitesse, plusieurs vertiges peuvent saisir la lectrice ou le lecteur. Frédéric Fiolof, avec une admirable gouaille et une ruse consommée, se penche en grand détail sur l’icône Usain Bolt (Frédéric Fiolof« Raccourcis »), Hugues Leroy, avec l’humour paradoxal qui le caractérise, confronte l’ingénierie de l’extrême à l’expérience de l’usager, à propos du remarquablement dinosaurien – et ainsi défunt – tapis roulant à grande vitesse de la gare Montparnasse (Hugues Leroy« Trottoir »), tandis que les paradoxes affleurent par ailleurs, dans le contraste entre les longs préparatifs rituels et l’extrême brièveté de l’affrontement qui caractérise un sport de combat séculaire (Zoé Balthus« Sumô, l’art du temps métaphysique »), dans la transformation artistique de la vitesse d’exécution en tout autre chose, autrement subversif (Véronique Bergen« Martha Argerich – L’art des passages »), ou dans l’ancrage résolument terrestre et tout à fait géographique du cloud réputé immatériel comme des programmes de trading haute fréquence (« 7,7 millions de millisecondes – Conversation avec Alexandre Laumonier »).

La m/f Pour revenir aux Moëres, tu montres dans 4 comment la structure géologique parcourt et organise toute l’histoire du lieu, depuis les guerres de César jusqu’aux migrations contemporaines. Il y a ces pages saisissantes où tu expliques comment les lignes droites des données de marché croisent les trajectoires des migrants – tout le monde veut passer en Angleterre…
A.L. C’est une tragédie que je ne pouvais pas ignorer. Elle a, d’ailleurs, des répercussions profondes sur l’aménagement des espaces. La zone maritime de la Mer du Nord et de la Manche est l’une des plus encombrées au monde en termes de navires marchands. Et il faut aller voir les dispositifs anti-humains qu’on a installés au port de Calais : les kilomètres de grillages, les détecteurs de CO2 et de battements de cœur… Ils font désormais partie de l’histoire du paysage. On ne peut pas méconnaître la violence des infrastructures. (« 7,7 millions de millisecondes – Conversation avec Alexandre Laumonier »)

Deux figures emblématiques d’une esthétique fort chargée de sens en matière de vitesse sont aussi déconstruites et reconstruites dans ce numéro : la course-poursuite en voiture est confrontée avec un grand brio et un sens aigu de la coïncidence à ses limites quasiment épistémologiques dans le film « Speed » et dans la cavale « réelle » d’O.J. Simpson (Anthony Poiraudeau« Course et poursuites dans Los Angeles »), tandis que le geste du pistolero dégainant si vite dans tant de westerns trouve peut-être ses limites politiques avec « Mon nom est personne »(Hugues Robert« Esthétique politique du défouraillement ») – texte sur lequel je ne m’étendrai évidemment pas, en étant l’auteur (mais je vous encourage naturellement encore plus que d’habitude, sans doute, à vous procurer ce numéro de la revue).

Au bout du compte, c’est certainement parce qu’elles n’étaient pas au sens strict des courses-poursuites que la course de Speed et la poursuite d’O.J. Simpson ont pris de telles dimensions. L’une n’était pas contrainte à une conduite risquée, l’autre ne pouvait être arrêtée par le moindre poursuivant. C’est fondamentalement de la résistance intérieure des passagers ou des réserves de carburant que dépendait leur durée. Aller au bout de cela prend davantage de temps, car cela ne se résout pas par la vitesse : on peut bien aller plus vite, l’issue n’en sera pas plus rapide. C’est, finalement, d’avoir combiné une partie des éléments de la course-poursuite avec ceux de la prise d’otage – une situation dont la durée est par nature longue, et dont l’épreuve est celle de l’endurance, et non de la vitesse – qui aura permis à ces deux scènes de trouver leur dimension extraordinaire. Nous ne pouvions qu’être leurs captifs. (Anthony Poiraudeau« Course et poursuites dans Los Angeles »)

« Vite » peut se cacher aussi dans les endroits les plus immédiats ou les plus inattendus : dans une expression toute faite à la popularité électronique de plus en plus forte, et méritant ainsi une analyse sauvage (Antoine Mouton« À très vite »), dans une patiente relecture mythique et technique des possibilités de l’invention du café (Marie Willaime« Baies rouges / Breuverie »), dans le questionnement poétique échevelé, vital et lancinant dont Marjorie Ricord nous avait offert d’autres aperçus dans les numéros 3 et 4 de la revue Artichaut(Marjorie Ricord« À l’immédiat, la déraison »), ou dans la métaphore sans pitié d’une ascension sociale météorique et de la chute corrélée, même si l’autrice préfère ici évoquer la trajectoire d’une comète, pour ce qui est peut-être le texte le plus redoutablement touchant de ce numéro (Lucie Taïeb« Comète »).

tu ne révèleras jamais que tu n’es qu’une fiction. du temps pour « toi », cela n’existe pas. tu n’existes pas. tu es une trajectoire. si la trajectoire s’interrompt, reste le projectile, qui n’en est plus un. juste un caillou, immobile, au sol. un vulgaire caillou qui ne bouge pas, qui ne va pas plus haut ni plus fort. à l’arrêt, tu cesses d’exister. par terre, c’est déjà plus bas que terre. (Lucie Taïeb« Comète »)

Le temps est élastique : tous les jours voilà ce qui me sauve. À midi mon dos se redresse. Cette fois je n’ai pas besoin de convoquer mes doshas. Pendant une heure, à la pause déjeuner, j’expérimente enfin l’équilibre. La sérénité. C’est l’heure qui me tient debout, qui m’éveille, réveille mes tripes. Une heure plus intense encore que peut l’être le yoga. Ces soixante minutes passées au présent font à mes os davantage que je ne saurais le dire : J’ÉCRIS. Sur mon ordi, dans la voiture, à la médiathèque, en terrasse. N’importe où. J’écris et mes tensions se dénouent. Une heure. Jamais plus longtemps. Cette heure ne doit pas être productive, elle doit être vécue. Intense. Ne surtout pas passer rapidement, ne pas être musardée non plus. Pour cela il faut la préparer dans un coin de son cerveau jour et nuit, quand ça va plus vite ou quand ça ralentit, là où se calent les glandes de la mémoire, avoir une idée, une ouverture par rapport a ce qui a été avancé la veille sur la feuille, construire un chapitre encore bancal. Tout noter sur un carnet, à côté, pour ne rien oublier. Au bout d’une heure, lever la tête du manuscrit en cours. Être pleine de doutes et fatiguée, enfin, d’une vraie fatigue qui fait du bien au bout des articulations. S’étirer. Bâiller. (Valérie Cibot« Yoga du temps »)

Pour finir, il y a le lien entre vitesse et écriture proprement dite, lien qui irriguait bien entendu plus ou moins secrètement l’ensemble de ce numéro, lien qu’explicitent, sous contraintes, quatre textes brillants. Sous contrainte oulipienne, c’est, en sept phrases aux allures de paragraphes spéculatifs, une véritable définition de leurs rapports ambigus (Paul Fournel« La littérature a-t-elle horreur du vite ? »). Sous contrainte joliment mal comprise, et ainsi teintée d’un humour ravageur, c’est une course contre la montre prenant de drôles d’allures torrentueuses pour mériter parfaitement son nom (Philippe de Jonckheere« La cordelette (un épisode cévenol) »). Sous contrainte de vie quotidienne et d’ennui au travail alimentaire, c’est une heure d’une richesse nécessaire qu’il s’agit de vivre pleinement, sereinement, décisivement (Valérie Cibot« Yoga du temps »). Sous contrainte de chaleur de l’instant et de prise de risque fatale vis-à-vis de la mise en perspective, c’est, en résonance avec les textes de Mathieu Riboulet et Patrick Boucheron, de Philippe Lançon ou de Marguerite Duras, vivre et écrire des jours fatidiques en se demandant ce qui rend détectables leurs signaux faibles. Et ce dernier texte, par son ampleur rusée et poignante, est certainement l’un des plus beaux de ce numéro (Hélène Gaudy« En cours »).

À supposer qu’on me demande d’établir une relation entre l’écriture et vite, je dirais que ces deux objets sont sans rapport pertinent car, en matière de littérature, l’auteur a structurellement perdu la bataille du vite, l’abandonnant tout entier à sa lectrice qui est seule maîtresse de la vitesse, qui est celle qui accélère, qui ralentit, qui saute, qui enjambe, qui revient en arrière pou mieux repartir, qui laisse tomber le livre avant qu’il ne soit trop tard, alors que l’auteur, aussi rapide qu’il soit, se traîne laborieusement, poussant devant lui la phrase à la petite vitesse, fabriquant lentement un objet dont la lectrice seule fera un usage qui sera peut-être plus ou moins rapide mais qui, en revanche, ne sera jamais aussi lent que l’écriture elle-même, car une lenteur de lecture comparable à la lenteur d’écriture détruirait la lecture elle-même en dispersant le texte dans une temporalité déstructurante pour la forme et le sens, ramenant la lectrice au temps de l’école maternelle et du déchiffrement qui est le contraire de la lecture, même s’il en est l’indispensable première étape, celle de l’acquisition lente et progressive de la grande vitesse qui permet un jour de foncer tête baissée dans la littérature et ses innombrables dangers. (Paul Fournel« La littérature a-t-elle horreur du vite ? »)

Historique de la revue La moitié du fourbi et notes de lecture correspondantes :
N°1, février 2015 : Écrire petit
N°2, octobre 2015 : Trahir
N°3, avril 2016 : Visage
N°4, octobre 2016 : Lieux artificiels
N°5, mars 2017 : Noir, et ce n’est pas la nuit
N°6, octobre 2017 : Bestiaire
N°7, avril 2018 : Le bout de la langue
N°8, octobre 2018 : Instants biographiques
N°9, avril 2019 : Vite

Écrire à chaud demande de la confiance, comporte le risque de se tromper – mauvaise distance, mauvaise posture, risque de se prendre trop au sérieux, d’être paranoïaque ou au contraire de ne rien voir venir, de dire des banalités puisque le moment vécu, comme le lieu habité, souvent nous cache ses aspérités. Mais peut-être qu’une fois derrière nous, il deviendra notre lieu lointain et qu’on y découvrira, alors, les positions différentes dans lesquelles nous ignorions, chacun, nous trouver. (Hélène Gaudy« En cours »)

Collectif - Revue La moitié du fourbi N0 9, Vite!, éditions La moitié du fourbi,
Charybde2 , le 21/05/19
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