Sur la route de Babadag, L'appel au voyage de l'Orient intérieur par Andrzej Stasiuk
Un enchaînement de périples aux quatre coins de l’Europe orientale balkanique par un maître polonais du voyage les yeux ouverts.
La meilleure carte que je possède est la deux cents slovaque. Elle est si précise qu’une fois, grâce à elle, j’étais parvenu à m’extirper de l’immensité des champs de maïs au pied des monts Zemplén. Sur cette grande carte englobant le pays tout entier ont même été portés les sentiers de campagne. Elle est déchirée et effilochée. Par endroits, à travers l’image plane de la terre et des étendues d’eau, guère nombreuses par ici, transparaît le néant. Mais je l’emporte toujours avec moi bien qu’elle soit peu commode et prenne beaucoup de place. Cela fait un peu penser à de la magie car, après tout, je connais la route de Košice à Sátoraljaújhely pratiquement par cœur. Oui, mais je l’emporte parce que je suis attiré justement par sa désintégration, par sa destruction. Elle s’est d’abord élimée aux plis. Les coupures et les cassures ont formé un nouveau quadrillage, beaucoup plus net que celui, cartographique, délicatement apposé à l’aide de lignes bleu clair. Villes et villages cessent d’exister petit à petit, ils s’usent au fur et à mesure des pliages et des dépliages de la carte, au fur et à mesure des rangements dans un coin de la voiture ou dans le sac à dos. Michalovce disparaît, Stropkov disparaît, le néant troué atteint la banlieue de Uzhorod. Bientôt disparaîtra Humenné, s’élimera Vranov sur la Topla, se consumera Cigánd sur la Tisza.
En réalité, c’est seulement depuis quelques années que j’ai commencé à scruter les cartes avec autant d’attention. Avant, je les considérais comme, disons, des décorations ou d’anachroniques images symboliques perdurant à l’époque du concret et du tout en direct et du A à Z au sujet des pays les plus lointains. Tout a commencé avec la guerre des Balkans. Par chez nous, tout commence avec une guerre et se termine par une guerre, il n’y a donc là aucune extravagance. Je voulais tout simplement savoir sur quoi tirait l’artillerie et ce que voyaient les pilotes d’avion. Sur les schématiques ersatz de cartes dans les journaux, tout avait l’air trop beau et trop propre : le nom de la localité avec, à côté, l’éclat stylisé d’une explosion. Il me fallait donc retrouver la Voïvodine, car c’est elle qui était la plus proche. La guerre excite toujours les petits gars, même lorsqu’elle les terrifie. Des brasiers rouges le long du Danube – Belgrade, Batajnica, Novi Sad, Vukovar, Sambor -, à vingt kilomètres de la frontière hongroise et à quatre cent cinquante environ de chez moi. Seule une vraie carte peut faire en sorte que nous commencions à écouter attentivement les bruits éloignés. Ni la télévision ni les journaux ne sont en mesure de reproduire quelque chose d’aussi concret que la distance.
C’est la conjonction, en quelques mois, de l’évocation de « Un vague sentiment de perte » par Hélène Gaudy, libraire d’un soir chez Charybde en octobre 2018 (à écouter ici) et de la toute récente publication du « Sur la route du Danube » d’Emmanuel Ruben qui m’a donné tout à coup envie de me plonger dans cet ouvrage qui attendait sagement dans ma pile à lire, depuis trop longtemps, après un rappel salutaire de la part de l’une des plus fidèles clientes de la librairie du 129 rue de Charenton, alors que nous parlions de tout autre chose, un soir de garde. En 2004 (avant d’être traduit en français chez Christian Bourgois en 2007 par Malgorzata Maliszewska), « Sur la route de Babadag » était déjà le quatorzième texte publié par l’insatiable et infatigable écrivain-voyageur polonais Andzej Stasiuk.
Voyage aux quatre coins d’une « autre Europe », dans des zones-tampons où se mêlent les frontières héritées et les héritages frontaliers, entre Albanie, Macédoine et Monténégro comme l’Emmanuel Ruben du « Cœur de l’Europe », entre Pologne, Slovaquie, Hongrie et Ukraine comme Irene van der Linde et Nicole Segers dans « Gens des confins », entre Roumanie, Ukraine, Moldavie et Transnistrie comme, à nouveau, Emmanuel Ruben, avant qu’il ne pique vers le centre dans son « Sur la route du Danube », ou encore entre Italie, Croatie et Slovénie, « Sur la route de Babadag » (ce titre singulier renvoyant à une petite ville de la Dobroudja, à la fois emblématique et anodine, avec son immense champ de manoeuvres de l’armée roumaine et de l’OTAN et sa mosquée du début du 16ème siècle) propose une formidable errance, concentrique ou centrifuge selon les nécessités de l’instant ou les visées, se dévoilant peu à peu à l’auteur lui-même, de la quête.
C’est sans doute la fascination entretenue par Andrzej Stasiuk pour la présence, fantomatique et millénaire, mobile et insaisissable, du peuple rom, minoritaire en tous lieux de ces confins-là, mais néanmoins omniprésent et caractéristique, qui fournit in fine le diapason le plus précis pour percevoir et évaluer les innombrables résonances qui se font jour au fil de ces périples enchevêtrés. Et c’est dans la multiplicité même de ces approches nomades toujours renouvelées que l’auteur nous dessine sans fidélité à une esquisse préalable, mais au bonheur de l’invention, la carte exacte pourtant d’une Europe si différente et si intense.
Soit. Je ne peux pas cacher que je suis attiré par la disparition, la désagrégation et tout ce qui n’est pas comme cela aurait dû ou aurait pu l’être. Par tout ce qui s’est arrêté au milieu du chemin et n’a plus ni force, ni envie, ni idée, par tout ce qui a abandonné la partie et a mis un bémol, par tout ce qui ne survivra pas, ne laissera pas de trace, par tout ce qui s’est accompli par soi-même et ne donnera lieu à aucun regret, deuil ou souvenir. Du présent perfectif. Histoires qui ne vivent que le temps de leur récit, objets qui n’existent que si on les regarde. En effet, cela me poursuit, tout ce reste, cette existence dont tous peuvent se passer, cette futilité, ce surplus qui n’est pas une richesse, ce dissimulé que personne ne souhaite connaître, et les secrets qui périront dans l’oubli, et la mémoire qui se dévorera elle-même. Le mois de mars touche à sa fin et j’entends la neige qui, dans l’obscurité, descend la montagne. C’est comme si le monde, à l’image d’un serpent, muait. Chaque année j’ai la même impression et qui va s’approfondissant d’année en année : ceci est le véritable visage de mon coin de terre, de mon continent, ce changement qui ne change rien, ce mouvement qui s’épuise de lui-même. Un jour, au début du printemps, la neige descendra et tout le reste aussi. L’eau trouble emportera villes et villages, animaux et êtres humains, et elle enlèvera tout, ne laissant que le squelette nu de la terre. La météorologie de concert avec la géologie arriveront à bout de la douteuse coalition de l’histoire et de la géographie. L’immémorial clouera le bec au périssable. Les éléments retourneront à leur place dans le tableau éternel de Mendeleïev et aucune intrigue, aucune narration, aucune histoire ne sera plus nécessaire pour expliquer l’existence.
Hugues Robert
Andrzej Stasiuk - Sur la route de Babadag - éditions Christian Bourgois