Le Général Desportes vous fait entrer en stratégie - et c'est pas triste!

Un précieux ouvrage, intelligent et documenté, démontant beaucoup des idées fausses les plus répandues en matière de stratégie.

Je ne sais pas si, comme le dit L’Express, repris en bandeau de couverture, « le général Desportes a contribué à renouveler la pensée stratégique », mais une chose est certaine : ce « Entrer en stratégie », publié chez Robert Laffont en janvier 2019, est certainement l’un des plus stimulants et judicieux ouvrages parus ces dernières années à la charnière à haut risque (de platitude et de ridicule, principalement) entre stratégies d’entreprise et stratégies militaires. Cette zone conceptuelle est en effet depuis longtemps un terrain miné : beaucoup trop souvent, les « experts » qui s’y risquent s’engluent dans la métaphore plutôt issue de discours motivationnels médiocres que de la réflexion authentique, et échouent à dégager les éléments d’une démarche analogique réellement prometteuse. Vincent Desportes échappe brillamment à ce travers, et offre à la lectrice ou au lecteur un véritable aiguillon intellectuel, davantage qu’un guide (dont le projet même serait vain, comme l’ouvrage l’explique sans ironie) proprement dit.

J’ai imaginé puis construit ce livre autour d’une certitude. Après plus de trois décennies de responsabilités militaires et presque dix années de conseil en entreprise, elle s’est progressivement consolidée. L’observation des forces armées et des entreprises peinant pour parvenir à leurs fins m’a montré que les difficultés que ces deux types d’organisation rencontraient étaient moins dissemblables qu’on pouvait, à première vue, le penser. Élargissant ma focale, j’ai constaté que des obstacles similaires encombraient toujours davantage les divers champs de l’action humaine, de la politique générale à l’action locale, dès lors qu’il s’agit d’y vouloir et d’y construire un avenir. L’accélération constante de la vie sous l’effet des moyens modernes de communication, l’abolition des distances conduisent les décideurs de plus en plus accaparés par l’immédiat à sacrifier le futur au présent. Parallèlement, les réalités et les mirages de la science poussent à rechercher dans la technologie les remèdes aux angoisses stratégiques. Les algorithmes et le big data nous donneraient bientôt les solutions à nos problèmes et traceraient pour nous la voie de l’avenir dont nous rêvons… Illusion dangereuse !
Ma certitude est que seules la prise de recul et la stratégie peuvent conduire les projets humains là où nous souhaitons les mener. Il nous faut entrer en stratégie !
Difficile aventure, car faire ce pas, c’est quitter le monde tranquille des certitudes et des résultats probables pour entrer dans un univers obscur, profondément humain, que nulle règle certaine ne sait structurer. Aucun espoir de succès dans cet espace complexe pour qui n’a pas fait l’effort préalable d’en appréhender les particularités, d’en apprécier les irrégularités, les frictions, les impasses, bref d’en saisir toutes les spécificités.
Qui veut entrer en stratégie doit d’abord comprendre l’espace stratégique dans lequel il veut pénétrer. Voilà l’idée et l’ambition de cet ouvrage. Je l’ai écrit pour qu’il serve de guide à nos stratèges, planter à leur service quelques indispensables jalons, jeter un peu de lumière sur cet espace si opaque que même le plus avisé de ses explorateurs n’est pas assuré d’en trouver l’issue. En décrivant pas à pas les contraintes, les embûches et les obstacles qu’il trouvera immanquablement sur sa route, ma volonté est de donner au stratège les clefs essentielles de compréhension avant qu’il n’entame son délicat mais nécessaire voyage en stratégie.

Il ne faut pas se laisser tromper par le ton parfois un peu grandiloquent du général de division (2ème section) : le propos est ici extrêmement intelligent et affuté, et va très au-delà d’éventuels lieux communs déjà connus de toutes et de tous. Surtout, l’ancien directeur du Collège interarmées de défense (2008-2010) parvient à trouver, quasiment tout au long de l’ouvrage, une juste position entre théorie et pratique : suffisamment conceptuel pour ne tomber ni dans le piège du livre de recettes (dont il souhaite plus que tout s’écarter) ni dans celui de la description technique non transposable (ce à quoi son lointain prédécesseur en la matière, le général Gil Fiévet, dans ses pourtant fort intéressants « De la stratégie militaire à la stratégie d’entreprise », en 1992, et « De la stratégie », en 1993, avait partiellement succombé), suffisamment habile dans son choix d’exemples, tant chez les militaires que chez les entrepreneurs, pour crédibiliser une démarché authentiquement analogique, justement (praticiens et théoriciens savent bien que la valeur de l’analogie se trouve aussi dans les frottements et les zones où le décalage se grippe, car cela conduit à de fructueuses interrogations).

Plutôt que de s’atteler à l’exigeante tâche de la conception stratégique, n’est-il pas plus simple de se laisser porter par les courants et d’attendre ce que l’avenir voudra bien nous donner ? Devant l’incertitude de l’environnement, la tentation est grande de tirer un parti immédiat des circonstances du moment, de suivre la tranquille « politique du chien crevé au fil de l’eau » en glanant ici et là les fruits trompeurs de la contingence.

(…)

Oublieuse de stratégie, la rationalisation à outrance devenue fin en soi n’est pas sans conséquences. L’obsession des résultats immédiats rend difficiles la prise de recul, la remise en cause. L’esprit tactique s’impose et la technique finit par dominer. Le technocrate, pourtant de plus en plus anachronique, fournit les indiscutables solutions qui ont « fait leurs preuves ». Il faut répondre, riposter plus que construire pour demain. Le réflexe l’emporte sur la réflexion et le décideur, qui doit pourtant mettre de l’avenir dans chacune de ces décisions, oublie que la stratégie – fidèle à Socrate – est l’art du questionnement.

Qu’il s’agisse d’insister encore et toujours sur l’importance de l’Autre (de l’intelligence à laquelle on fait face), éternel point aveugle de tant d’entreprises et de tant d’armées, de peser, fondamentalement, les notions même d’incertitude, d’imprévisibilité, de friction, de la liberté d’agir, et d’envisager sans faiblir leurs conséquences pratiques à chacune, Vincent Desportes fait montre d’une belle cohérence et d’un louable acharnement pédagogique. Tout au plus pourrait-on lui reprocher de s’appuyer un peu trop, en proportion, sur Napoléon et sur la bataille de France en 1940, et de négliger, par exemple, certaines leçons essentielles à tirer des doctrines soviétiques et des pratiques israéliennes, de ne pas oser aller jusqu’au bout de sa démarche, en n’assumant pas vraiment le rôle de l’imagination en matière de stratégie (alors qu’il démonte parfaitement le piège du stéréotype dans ce domaine), et, peut-être, d’ignorer les influences d’une certaine vision de la chose militaire sur la naissance de la stratégie d’entreprise au début des années 60, ce qui aurait sans doute encore renforcé le cœur de son propos, et de trop privilégier, me semble-t-il, le rôle d’un individu stratège par rapport à celui d’une culture stratégique collective. Par-delà ces points mineurs, il s’agit donc bien ici d’un ouvrage particulièrement précieux pour continuer à se débarrasser des œillères mécanistes et des timidités face aux territoires inconnus.

Pour aider le stratège dans son aventure toujours difficile, j’ai voulu par cet ouvrage jeter un peu de lumière sur l’espace compliqué où il doit entrer : altérité, incertitude, surprise, rugosité, nécessité des renoncements, inexistence de la martingale assurée… Il n’a pas d’autre choix que d’appréhender ces caractéristiques pour éviter les pièges largement ouverts et saisir les opportunités fugaces, que d’embrasser pleinement cette complexité afin de pouvoir concevoir puis adapter sans relâche les chemins vers l’avenir qu’il s’est choisi. Car la stratégie, c’est la question d’un avenir à vouloir puis à construire avec et malgré le présent.

Le Général Vincent Desportes

Général Vincent Desportes - Entrer en stratégie- éditions Robert Laffont
Charybde2 le 18/03/19

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