Au BAL, Alex Majoli débusque les gris du monde

Des manifestations politiques ou des urgences humanitaires, voire des moments paisibles de la vie quotidienne. Bien qu’hétéroclites, ces images ont en commun le même type de lumière et un certain sens de la théâtralité. De là découle le sentiment que nous sommes tous acteurs des différents rôles que l’histoire et les circonstances exigent de nous. Alex Majoli, de chez magnum, a un inconscient brechtien.

NOUS EMPLOIERONS, POUR METTRE LA RÉALITÉ SOUS FORME MAÎTRISABLE ENTRE LES MAINS DES HOMMES, TOUS LES PROCÉDÉS, LES ANCIENS ET LES NOUVEAUX, LES ÉPROUVÉS ET LES INÉDITS, CEUX EMPRUNTÉS À L’ART ET CEUX QUI PROVIENNENT D’AILLEURS. NOTRE IDÉE DU RÉALISME DOIT ÊTRE LARGE ET POLITIQUE, ET SOUVERAINE À L’ÉGARD DES CONVENTIONS.
— BERTOLT BRECHT

Le comment du travail : En s’invitant dans une situation, Majoli et son assistant installent un appareil photographique et des lumières. Cette action crée un spectacle en soi, auquel assistent ceux qui seront photographiés. Majoli se met au travail sans donner aucune consigne, ni échanger aucune parole avec ces individus qui se trouvent être en train de vivre un moment devant son objectif. La prise de vue peut durer vingt minutes, une heure, ou plus encore. Parfois, les sujets modifient leur comportement en anticipant l’image à venir et changent délibérément de posture. Il arrive souvent qu’ils soient trop occupés par l’intensité de ce qu’ils vivent pour y prêter attention. Dans les deux cas, la représentation du spectacle et le spectacle de la représentation finissent par ne faire qu’un.

La plupart des photographies sont prises en plein jour [...]. Le flash n’est pas ici question de nécessité ; c’est un choix, un geste à valeur interprétative, tout comme les autres paramètres photographiques que sont le point de vue, le cadrage et l’instant choisi pour le déclenchement. Ce flash très puissant illumine ce qui est proche, mais plonge les alentours dans l’obscurité ou dans un clair de lune : tout semble se passer désormais, comme magnifié, à la tombée de la nuit. 

Le pourquoi du travail : L’approche d’Alex Majoli nourrit une réflexion profonde sur les conditions de la théâtralité en photographie, dans un monde que nous avons fini par percevoir comme étant à tout moment et sous toutes les coutures, photographiable. Si le monde s’attend à être photographié, cela sous-entend qu’il se tient perpétuellement dans un état de théâtralisation potentielle. Dans ces images, nous ne voyons pas des individus, nous voyons des individus ayant réalisé un potentiel « être photographié ». Ils nous apparaissant à la fois réels et fictifs. Réels car leur présence devant l’appareil a bien été enregistrée ; fictifs car l’appareil a créé un instant scénographié prélevé dans le continuum d’une histoire qui nous échappe. 

Après les citations du commissaire d’expo, David Campany, il reste le choc de la découverte de l’univers Majoly. Un choc frontal. Une violence faite à la vision, dans une tentative avouée de réunifier le monde avec un parti-pris méthodique, tel que décrit plus haut. Le titre disait débusquer les gris… on ajoute forcer le sépia à tout inscrire dans le paysage. Mais le procédé a ses limites qui tendent à l’indifférenciation (impossible de comprendre sans avoir les titres des images qui recontextualisent le propos). Reste le sentiment d’un monde implacable - mais ça on le savait déjà … 

Alors, qu’en penser ? Est-ce là un dépassement/reconstruction du photo-journalisme, un effet de style qui va s’imposer comme nouvelle manière de travailler dans l’espace photographique ou une vaine tentative de dire autrement le malheur en se souvenant qu’il est immuable, multi-forme et qu’il est de partout et d’ailleurs ? Il me semble impossible d’oublier qu’au-delà de la force des images, revient comme en sous-main, le souvenir d’autres images : ici, une Jeanne d’Arc sortie de Bresson, là, un Don Quichotte passé par Picasso et Terry Gilliam. Dès lors, ces images qui forcent le spectaculaire participent du même monde. Et on revient à Debord et ceci en particulier … 

L’aliénation du spectateur au profit de l’objet contemplé s’exprime ainsi : plus il contemple, moins il vit ; plus il accepte de se reconnaître dans les images dominantes du besoin, moins il comprend sa propre existence et son propre désir… C’est pourquoi le spectateur ne se sent chez lui nulle part, car le spectacle est partout.
— Guy Debord, la Société du spectacle.

Le photo-journalisme est mort, ou bien ?

Jean-Pierre Simard le 28/02/19


Alex Majoly - Scène -> 28/04/19

Le BAL 6, impasse de la Défense 75018 Paris