Les archives de Philippe Curval à l'honneur

Plus d’une centaine de tableaux, montages photographiques renforcés et détournés par la création graphique pour offrir un formidable appel d’air vers l’imagination spéculative.

Depuis de nombreuses années, parallèlement à sa prolifique et puissante carrière d’écrivain d’imaginaire – de science-fiction, plus précisément, pourrait-on largement souligner – dont les derniers témoignages en date, l’an dernier, nous avaient à nouveau fort réjoui (« Black Bottom » et « Un souvenir de Loti »), Philippe Curval pratique les arts graphiques d’une manière patiente et singulière. Ces « Nouveaux mystères de la chambre noire », publiés à La Volte en octobre 2019, assortis d’une belle préface d’Ariel Kyrou, nous proposent une somptueuse sélection de travaux s’étalant sur près de vingt ans d’activité à la croisée des chemins.

Le livre que vous avez sous les yeux est le fruit d’une longue, lente élaboration qui provient de mes rapports complexes entre les professions d’écrivain, de photographe et de « faussaire ». Ce mot n’est pas exactement conforme à ma pensée, mais je n’en ai pas trouvé un seul qui y corresponde avec précision. Je m’explique : si j’ai peu de considération pour le simple plagiat, j’estime qu’emprunter du matériel iconographique à toutes les disciplines en rapport avec l’image – peinture, sculpture, photographie, cinéma, télévision, etc. – pour les détourner, les falsifier, les mystifier constitue un art à part entière.
Son édition originale résulte d’une sélection des œuvres que j’ai réalisées dans cet esprit, qui porte sur vingt années de travail.
Sans compter toutes celles qui ont précédé, que je ne peux m’empêcher d’évoquer pour clarifier mon itinéraire. Donc de vous en faire le récit. Même si vous n’en voyez pas le rapport immédiat, celui-ci fait intégralement partie du cheminement intellectuel qui m’a amené à la création du décollage.

« Décollages » : le mot, en sous-titre de l’ouvrage, est lâché, et il veut dire beaucoup. Philippe Curval prend soin, dans le texte d’accompagnement rédigé pour l’occasion, de nous détailler avec humour mais aussi avec précision son cheminement entre image et texte, et surtout d’indiquer comment une irruption permanente du quotidien, celui qui se saisit dans la rue mais plus encore dans des lieux propices, interagit avec une vision sans cesse affûtée de l’art et du rôle propre de la science-fiction pour produire ces singulières invitations à l’envol imaginaire et spéculatif.

Vampires sauteurs

En raison de mon inexpérience et des insuffisants moyens techniques de l’époque, au lieu d’utiliser la photographie, je réalisais mes premiers collages entre 17 et 18 ans en m’inspirant de l’œuvre magistrale de Max Ernst Une semaine de bonté. Sous le titre de Voyages de dimanches autour du monde, j’en produisis près d’une centaine à partir des gravures illustrant les romans-feuilletons du dix-neuvième siècle – envers lesquels j’éprouve toujours une très vive attirance – et des ouvrages scientifiques, en particulier ceux de Louis Figuier et de Camille Flammarion. Néanmoins, sans vouloir amoindrir de quelque façon que ce soit mon initiateur, j’employais une méthode différente pour créer les miens. C’est-à-dire qu’au lieu de déclencher un effet-choc proche de l’écriture automatique en superposant des personnages, des fragments d’images, sans tenir compte de la perspective, de la lumière, de la texture du papier, je tentais de procéder d’une autre manière, où tout serait décalé par rapport au réel, mais en conservant un souci d’authenticité dans l’architecture graphique.
(…)
Dès ce moment, la tentation de l’écriture devint si forte que je m’y livrai tout entier. D’autant plus qu’il n’est pas difficile d’établir des ponts entre la science-fiction et le collage. En effet, dans ma conception de la SF, il s’agit d’emprunter des éléments à l’histoire, à la politique, à la science, à la technologie, à la sociologie pour les charger d’un rôle spéculatif. Bref, de projeter certains concepts en gestation sur la trame d’un futur inventé afin de produire une fiction qui anticipe sur une évolution de nos sociétés, témoigne d’un bouleversement hypothétique de nos existences.
Ne croyez pas, là, que je cherche à vous dispenser une énième définition de cette littérature. Il y en a déjà trop pour que l’on établisse sans faiblir une doxa irréfutable. Non, je voulais simplement exprimer que je ne vois pas une différence fondamentale entre mon statut d’écrivain et celui de faussaire. Car la fiction est bien une manière de trafiquer le réel.

Par la porte de l’ombre

Avec John Carter et avec Gorgo, de la baie de Somme aux métropoles jouant volontiers les futuristes, de « Sables blonds » en « Le calcul des probabilités », de « Un auteur de space opera » en « Évocation d’Henry James », de « En attendant l’inspiration » en « La charmeuse de rats » (certainement une de mes toutes préférées), Philippe Curval arpente un registre joliment insensé, surprenant, déstabilisant et riche en clins d’œil. L’auteur ne dissimule pas, bien au contraire, le rapport complexe, ambigu, qu’il a entretenu dans sa jeunesse avec le dadaïsme et avec le surréalisme, et l’on retrouvera certainement, dans certaines racines de ces décollages, les jeux avec les formes brutalement assouplies d’un Salvador Dali, ou les trompe-l’oeil rusés d’un Giorgio de Chirico ou d’un René Magritte – avec aussi le jeu savant et décapant des associations détonantes et désarçonnantes entre les mots et les images qu’ils affectionnaient tous les trois, chacun à leur manière. Mais Philippe Curval ne s’est pas arrêté à une époque artistique, fût-elle de cette ampleur, a continué en permanence ses expériences de pensée esthétique, et dispose à discrétion d’un formidable matériau supplémentaire qui nourrit en profondeur l’ensemble des œuvres présentées ici : de « Par la porte de l’ombre » à « Accouchement du dernier dragon », de « Conversion de la femme poulpe » à « L’attente », de « Vampires sauteurs » à « Galaxie Parques », de « Bienvenue à Astana » à « Course de clones », il entretient un va-et-vient incessant et réjouissant entre des scènes bien réelles et leurs bondissantes extrapolations imaginaires, nourries de space opera comme de fantastique, de dystopies comme de proto-cyberpunk, nous offrant une vaste ode au mélange accepté – recherché, bien plutôt – de la culture dite savante et de celle dite populaire, et in fine, un fort impressionnant appel à respirer par l’imagination spéculative, incarnée dans un art contemporain à la fois comme hors du temps et furieusement à la pointe de la reconquête de nos futurs. Comme le souligne Ariel Kyrou dans sa préface : « Rien ne peut changer, dans la vie d’un individu ou le devenir d’une société, sans le dynamitage pacifique, bouleversant, ironique voire auto-ironique, de nos certitudes les mieux ancrées. Or ces décollages de Philippe Curval titillent l’imaginaire, carburant indispensable à toute transformation. Ils réveillent la part d’utopie en nous, ridiculisant d’un même élan nos idéologies les plus pesantes. Ils mettent de l’imprévisible dans le quotidien. Mais ils n’en sont pas moins des signes, des clins d’œil, des alertes pouvant alimenter notre lecture du réel, donc nos actions ici et maintenant. »

Il faut venir sans tarder visiter l’exposition proposée seulement pour quelques jours par Philippe Curval à Ground Control, riche de plusieurs dizaines de tirages en grand format de certaines des œuvres les plus saisissantes de l’ouvrage.

Philippe Curval

Philippe Curval - Les Nouveaux mystères de la chambre noire - éditions La Volte
Charybde 2 le 5/12/19
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