Kiki Smith déploie son bestiaire cosmique à la Monnaie de Paris
Kiki Smith utilise de nombreux supports ( bronze, plâtre, verre, porcelaine, tapisserie, papier, ou encore la cire) pour explorer la relation entre les espèces et les échelles, cherchant l’harmonie qui nous unit avec la nature et l’univers. Son exposition à la Monnaie est sa première apparition d’importance en France.
L’art de Kiki Smith se nourrit symboliquement des souvenirs de son enfance – des lectures des contes de Grimm et de Perrault au travail de modélisation effectué pour son père, le sculpteur Tony Smith. L’ensemble de son œuvre est marqué par sa fascination pour le corps humain, qu’elle représente d’abord de manière morcelée, la peau apparaissant comme une frontière fragile avec le monde. Dès le milieu des années 1980, Kiki Smith propose une manière inédite d’explorer le rôle social, culturel et politique des femmes. Son travail prend, par la suite, un tournant plus narratif. Dans une perspective féministe, elle s’empare notamment de grandes figures féminines bibliques pour en proposer de nouvelles représentations. Dans son corpus, celles-ci côtoient des héroïnes de contes, ou le personnage ambigu de la sorcière, à la croisée de l’univers fantastique et de la culture populaire. À partir des années 2000, les grands mythes des origines attirent progressivement son attention, et la cosmogonie devient un chapitre à part entière de sa pratique. Parallèlement, femmes et animaux coexistent souvent de manière harmonieuse : leurs corps se relient parfois et des fusions opèrent, indépendamment de toute vraisemblance.
L’œuvre de Kiki Smith s’apparente ainsi à une traversée, une quête romantique de l’union des corps avec la totalité des êtres vivants et du cosmos. D’éléments microscopiques aux organes, des organes au corps dans son ensemble, puis du corps aux systèmes cosmiques, l’artiste explore la relation entre les espèces et les échelles, cherchant l’harmonie qui nous unit avec la nature et l’univers.
Si la sculpture occupe une place centrale dans son travail, Kiki Smith réalise également de nombreux dessins, aux dimensions souvent importantes. L’artiste apprécie particulièrement l’art de la gravure et possède une collection personnelle de médailles et de monnaies anciennes. L’exposition se prolongera au sein du parcours du musée du 11 Conti - Monnaie de Paris, avec une présentation de pièces issues des collections patrimoniales choisies par Kiki Smith.
Le travail de la new-yorkaise Kiki Smith, née en 1954 , bénéficie d’une reconnaissance internationale depuis le début des années 1990. L’artiste a participé à plusieurs éditions de la Biennale de Venise (1994, 1995, 2005, 2017). Elle est membre de l’Académie américaine des Arts et des Lettres et de l’Académie américaine des Arts et des Sciences, et a été honorée, en 2017, au titre de Honorary Royal Academician par la Royal Academy of Arts (Londres). En 2006, le Time Magazine l’inclue dans sa liste des « 100 personnes qui modèlent le monde » (TIME 100: The People Who Shape Our World). Entre autres distinctions, elle a reçu la U.S. Department of State Medal of Arts, décernée par Hillary Clinton, en 2013 ; et un Lifetime Achievement Award from the International Sculpture Center. Elle est professeure auxiliaire à la NYU et à la Columbia University.
Et voici quelques explication d’œuvres tirées du catalogue de l’exposition, par Kiki herself !
« C’est au Nouveau-Mexique, où j’ai travaillé pendant plusieurs années, et plus précisément dans le hall d’entrée d’une personne chez qui je m’étais rendue avec un.e ami.e, que j’ai découvert par hasard une petite crucifixion qui représentait un Christ tombant. Ayant décidé d’en réaliser ma propre version, j’ai demandé à mon voisin s’il voulait bien me servir de modèle pour le moulage du corps. Faute de temps, nous n’avons fait que le bas et j’ai dû terminer en moulant le haut de mon propre corps. À la fin, j’ai uni les deux moitiés. J’ai demandé à l’artiste Ann Hamilton, qui venait d’exposer à la Dia Art Foundation de New York des œuvres pour lesquelles elle avait utilisé des crins de cheval, si elle voulait bien m’en donner pour les cheveux de mon Jésus. Et elle a gentiment accepté. »
« J’avais vu la Tapisserie de l’Apocalypse dans des livres et je tenais beaucoup à la voir en vrai. Un jour, j’ai donc fait le voyage jusqu’à Angers. J’ai été bouleversée en la voyant, de même que devant la tapisserie de Jean Lurçat qui lui fait écho. Elles m’ont toutes deux habitée pendant près de trente ans. Les éditions Magnolia m’ont ensuite invitée à créer une tapisserie et j’ai accepté. À l’époque, je travaillais sur de très grands formats, je faisais des dessins et je les transformais en lithographies, puis je réunissais le tout dans des collages. Ça a été l’occasion pour moi d’introduire la couleur dans mon travail. Mon intention au début était de réaliser des tapisseries en mélangeant à la fois le Moyen-Âge, les folles années 1920 et l’art hippie afin de créer des images spectaculaires. La première œuvre a été Earth [Terre], la deuxième Sky (à partir d’un dessin d’un de mes amis), et la troisième Underground [Sous-terre]. Je pensais pouvoir réaliser une série homogène mais après ces trois premières tapisseries, ce projet est tombé à l’eau et les suivantes sont surtout influencées par ma vie à la campagne. Il en existe douze pour l’instant. Elles sont faites avec un métier à tisser Jacquard mais requièrent des outils techniques et informatiques innovants. »
« Rapture et Born sont deux œuvres que j’ai créées à la même époque. La première représente une femme naissant d’un loup et l’autre, une femme naissant d’une biche. Durant ces années-là, je m’intéressais aux travaux du sculpteur américain Paul Manship et à l’art des années 1930, notamment à la sculpture Art déco. Rapture s’inspire très clairement du conte du Petit Chaperon Rouge et surtout de la fin de l’histoire lorsque le chasseur découpe le ventre du loup et les deux femmes en ressortent. Je me disais qu’il était intéressant d’imaginer à quoi aurait pu ressembler une créature née d’un loup, à l’instar de Vénus debout sur la coquille ou de la Vierge Marie avec la lune sous les pieds.»
«J’ai un jour participé à un appel à projets public pour une création en extérieur. Bien que ma proposition n’ait pas été retenue, cela m’a permis de m’interroger sur ce que je ferais si j’obtenais des commandes publiques. J’ai alors décidé de réaliser des sculptures de femmes au bûcher, comme des sorcières, les bras grand-ouverts en position christique, demandant : Pourquoi m’as-tu abandonné ? En un sens, je me disais que beaucoup de lieux pourraient les accueillir mais qu’aucun ne l’avait encore fait. Il existe très peu de monuments à la mémoire des femmes assassinées. »
Le travail de Smith est une réconciliation des contraires. De même qu’inspiration et expiration se complètent dans la respiration, spirituel et corporel, masculin et féminin, homme et animal, enfance et monde adulte, artistique et décora- tif, intérieur et extérieur du corps, vertical et horizontal, petit et grand s’y entendent. Le ciel et la terre, le corps et l’esprit, le liquide et le solide, matérialité et religiosité, poétique et tragique, banal et spirituel, art médiéval et art contemporain y sont invités à travailler ensemble. Au lieu d’opposer, son travail hybride. Au lieu de s’imposer, ses sculptures nous accueillent : ce sont des mises en cohérence.
Dans ce monde de l’art masculin et polarisé, le travail de Smith a ouvert un espace d’inclusion et de partage où les cohabitations sont possibles. Elle fut l’une des premières à représenter le corps féminin de l’intérieur ; à redonner une place centrale aux arts décoratifs et à la décoration, à utiliser des matériaux auparavant négligés comme le verre, le papier, le plâtre, la cire. À faire du liquide, du viscéral, du mou et du tombant, un possible répondant au solide, au cérébral, au dur, à l’érigé.
Son œuvre reste aujourd’hui unique par sa générosité. C’est une conversation où l’on est écouté, un espace habitable avec un dedans et un dehors : il est possible d’y être et puis d’en sortir. De s’asseoir à la table, d’y travailler ou d’y manger.
J’ai été accueillie chez Kiki Smith comme son œuvre m’avait accueillie avant que je ne la rencontre, et comme je voudrais que l’exposition accueille le visiteur : avec un mélange unique de bienveillance et générosité. La maison est l’atelier ; la personne est l’artiste ; le travail est le monde.
Camille Morneau- extrait de l’intro du catalogue.
Kiki Smith, le catalogue bilingue (français/anglais) est le premier ouvrage d’ampleur consacré au travail de Kiki Smith en France. Co-édition Silvana Editoriale – Monnaie de Paris - Graphisme Atelier 25
JP Samba le 20/11/19
Kiki Smith - Première exposition personnelle majeure en France -> 09/02/20
Monnaie de Paris , 11 quai Conti 75006 Paris