Comment Hélène Gaudy romance le Pôle Nord en point de fuite

Imaginer le périple de trois hommes en quête du Pôle Nord. Une superbe méditation sur l’illisibilité des traces et la mise en mouvement de la fiction.

On éprouve souvent plus d’intérêt pour ceux qui s’éclipsent que pour ceux qui reviennent, surtout quand le lieu où ils se perdent ressemble à une absence changée en paysage.

L’aéronaute suédois Salomon August Andrée a disparu en 1897 avec l’ingénieur Knut Frænkel et le photographe Nils Strindberg en tentant de rejoindre le pôle Nord en ballon à hydrogène à partir de l’archipel de Svalbard. Les corps et les photographies de cette expédition ratée furent rendues par la glace et la neige trente trois ans plus tard, au moment où les premières agences de voyage inscrivaient l’Arctique comme destination dans leur catalogue.

À partir des photographies et des traces ténues de cette expédition, Hélène Gaudy imagine leur aventure et compose un roman d’une inépuisable richesse. Pour pénétrer dans son sujet – le récit de cette aventure lointaine, les préparatifs, l’échec et la dérive des trois hommes échoués sur la glace -, elle aborde l’histoire par touches et à rebours, à la manière d’une pellicule qu’on rembobine, depuis la découverte des corps et le développement des images à l’Institut Royal de technologie de Stockholm en septembre 1930 jusqu’à l’été 1987, date du départ de l’expédition.

Voilà donc comment ils reviennent, les morts, écrivait W.G. Sebald dans Les émigrants, un glacier suisse ayant restitué la dépouille d’un guide de montagne après des décennies. En écho à Sebald, les photographies retrouvées de l’expédition S. A. Andrée forment la métaphore des souvenirs qui remontent à la surface, composent à la fois une mémoire et un point de fuite, par où l’imagination peut s’engouffrer.

Les images sont des paliers pour plonger en apnée, s’enfoncer, reprendre de l’air, s’arrimer aux détails, au minimum visible, et en passant de l’une à l’autre, jeter un regard aux gouffres qui les séparent, dont on ne perçoit qu’une rumeur, à peine un frémissement. 

Anna Charlier et Nils Strindberg.

La narration fascinante d’Un monde sans rivage s’arrime aux énigmes des images en noir et blanc, qui font écho à la face lumineuse de l’été du départ et à celle obscure, de la menace de l’automne et de l’hiver polaires, aux liens d’Anna Charlier à son fiancé éternellement jeune, Nils Strindberg, le photographe de l’expédition, et aux fragments du journal de Salomon August Andrée ponctuant le récit de leur longue marche sur la glace après la chute de leur ballon, le 14 juillet 1897.

Les contrées polaires sont le berceau des plus grands « embêtements », écrit Andrée dans son journal, le 30 juillet 1897. Échoués quelques jours après leur départ dans un paysage de glace où leurs rêves de grandeur et de gloire vont se rétrécir jusqu’à la poursuite de la seule survie, la marche de ces aventuriers, amateurs héroïques à peine vêtus pour la circonstance, est une avancée poignante vers leur effacement.

S’appuyant sur les détails des photographies, déclencheurs d’écriture, sur les lambeaux du journal d’Andrée, palliant les blancs par le recours à d’autres textes, tels que l’évocation de la glace formant paysage avec le Palais de glace de Tarjei Vesaas ou encore le récit de l’expédition d’Ernest Shackleton, et par la puissance de son imaginaire poétique, Hélène Gaudy réussit à dire les embardées de l’expédition dans un monde sans rivage, là où le froid comme le temps n’a plus de bord, à atteindre la profondeur de l’histoire, à rendre la lumière réfléchie par des hommes depuis longtemps disparus, fondus dans l’irréalité du paysage de glace du Grand Nord.

Le ballon à hydrogène de S. A. Andrée.

Questionnement sur la puissance imaginante des images, comme dans Plein hiver ou Grands lieux, tissage l’histoire autour de son sujet comme dans Une île une forteresse, Hélène Gaudy continue avec ce roman de modeler une œuvre d’une cohérence et d’une force impressionnantes et à explorer la manière dont un récit peut se construire dans les blancs, les traces du souvenir et les incertitudes de la mémoire qui sont la matière même de la fiction.

S’il est aussi marquant, c’est parce que ce roman, à paraître le 21 août 2019 chez Actes Sud, s’adresse directement à chacun d’entre nous. Les photographies de l’expédition Andrée, dégradées avec le temps, portent en effet en elles les marques d’un paysage abîmé, et leur longue marche semble préfigurer le rétrécissement mélancolique du monde à venir, à partir du moment où la planète aura été entièrement explorée et cartographiée. Ainsi, sous la catastrophe visible du récit se lit en filigrane une autre catastrophe qui s’annonce souterrainement, tristesse de la terre qu’on rencontre sous la plume d’Eric Vuillard, la disparition contemporaine d’un monde sans rivage.

Caspar David Friedrich, La mer de glace (1824).

Pourtant, il sous-estime l’intensité du lien qui les attache, lui et ce Grand Nord qu’il n’a pas vraiment exploré encore, comme son propre pouvoir de destruction, qu’il partage avec ceux qui viendront après lui.
Il ne peut imaginer, Andrée, qu’un jour la glace ne faisant plus ciment, le panorama se disloquera, entraînant éboulements et coulées de boue, glissements des parois bleues, blanches, tout droit dans les eaux grises, et ce ne sera pas une chute, mais un fracas, un gros son de tempête et d’orage, des explosions multiples naissant les unes des autres.
Il ne peut croire que la banquise se délitera, que de l’Antarctique à la Sibérie émergeront des ossements fossiles et des bêtes préhistoriques, bombes à retardements aux gueules ouvertes sur dents d’ivoire, virus de l’anthrax sorti du cadavre d’un renne, méthane, carbone réchauffant l’atmosphère déjà étrangement tiède, formant des poches tendues sous l’herbe verte quand, sous le ciel phosphorescent surplombant la toundra sibérienne, des éleveurs de rennes découvriront des gouffres ouverts en une nuit, des déchirures et des trous noirs. Matière vivante, ce paysage, libérant mystères et créatures, imprévisible comme une bête et également mortel.

Les photographies, qui sont présentes uniquement en creux dans Un monde sans rivage (excepté pour l’image de couverture), ont aussi servi de déclencheur à une exposition dont Hélène Gaudy était co-commissaire et à un livre dont je vous recommande également la lecture, Zones blanches, récits d’exploration publié en 2018 au Bec en l’air.

Hélène Gaudy - Un monde sans rivage - éditions Actes Sud,
Charybde 7, le 8/10/19

Hélène Gaudy. Photo ® Bruno Dubreuil