“L'Homme-Sang” de Jean Songe, notre feuilleton - un premier chapitre sang de bœuf…

L’homme est sorti du bœuf vers quatre heures du matin…

Ça peut paraître excessif, extravagant, impensable, impossible mais c’est pourtant la vérité dans toute sa crudité, il est vraiment sorti d’un bœuf ; l’heure avait une importance toute relative, il aurait pu être trois ou cinq heures du matin, ça ne changerait pas grand-chose, pourvu que l’homme décampe avant le lever du soleil et la mise en place des opérations de contrôle sur les axes routiers. Mais on ne sort pas d’un bœuf comme on sort de la douche, en sifflotant, ça demande des efforts, surtout après avoir fait un petit somme couronné de rêves humides dont on taira les détails. Quand on est nu et blotti à l’intérieur d’un ventre chaud, les cheveux collés sur le crâne, les paupières, le visage et le corps gluants de sang, qui commence à sécher, on a un peu de mal à chasser les images d’extase qui dansent dans la tête et à savoir où on est, l’esprit est perdu. Avant de s’extirper de la carcasse, on prend peu à peu conscience qu’on est dans un bovin couché sur le flanc et ouvert en deux dans le sens de la longueur. Il pèse moins de six cents kilos depuis que l’homme lui a coupé les pattes antérieures et l’a vidé de ses abats blancs et rouges. Les entrailles et les principaux organes font un tas encore fumant dans l’obscurité et l’air froid. Sans parler des morceaux qu’il a prélevés et mangés. Il y a du sang partout, des grosses flaques autour du cadavre sur quoi on peut glisser et se rétamer la gueule par terre. Prudence donc quand l’homme sort du bœuf.  

Le temps lui a semblé suspendu dans le néant.

Ses yeux rouges se sont levés vers le ciel noir et il a aperçu, niché dans un trou d’arbre, une hulotte qui contemplait le carnage.

L’homme a ramassé le couteau à désosser et le pistolet d’abattoir abandonnés après usage dans l’herbe rouge.

Le bœuf n’était pas mort d’un arrêt cardiaque. L’homme l’a tué. Pas d’autre solution. Uno : il applique le pistolet d’abattage sur le front, légèrement en dessous de la bosse des cornes, et il envoie une broche perforante qui doit lui fracasser le crâne. Ça ne suffit pas toujours. En général, l’animal est sonné, il s’écroule mais il reste vivant. Les premières fois, l’homme lui coupait les tendons des pattes arrières pour l’empêcher de se relever, on ne sait jamais. L’homme a pris de l’assurance et perfectionné sa technique ( Il est aussi allé se renseigner à la source, à l’abattoir. ) Deuxio : il lui sectionne au couteau à désosser les artères carotides. Comme le cœur pulse toujours, le corps est agité de spasmes nerveux, un sang d’encre gicle à jet saccadé. Gaffe aux yeux, mais l’homme garde la bouche ouverte, c’est son apéritif. Quand plus rien ne frétille, l’homme coupe les pattes antérieures, afin de faciliter le retrait du cœur, du foie, des poumons et de la vessie. Dans le jargon du métier, on appelle ça “ l’habillage “. La procédure habituelle voudrait qu’il lui ligature le rectum, mais le temps manque, et il laisse le système digestif se vider de sa bouse. L’odeur du sang plus celle d’un kilo et demi à cinq kilos de merde, ça pique un peu le nez. L’homme prend sur lui car il doit vite l’éviscérer. L’étape la plus fastidieuse et la plus éprouvante. L’homme n’a que deux mains. Personne pour le seconder. Sans moyens industriels, pas de scie à lame ruban, il joue du couteau. En modeste autodidacte amoureux du travail bien fait. Après avoir abattu son bœuf, il reste moins de quarante-cinq minutes pour lui retirer les intestins, les tripes, les panses ainsi que les poumons, les reins, la rate, le foie et le cœur. Passé ce délai, les enzimes s’attaquent aux intestins et les rendent poreux. Les micro-organismes en profitent pour se faire la malle et contaminer les muscles, réduisant tous les efforts à zéro. Pas question de bouffer de la viande frelatée. L’homme en met un sacré coup, redouble d’efforts. Il coupe, découpe, tranche, patauge dans la graisse, le sang, se heurte aux nerfs, aux côtes, aux os. Ses mains, poignets, bras et épaules livrent une terrible bataille. Un boulot de Titan. L’homme transpire comme un sumo dans un hammam et finit sur les rotules. Heureusement, il y a la récompense au bout. Le Graal.

L’homme a commencé à traverser la prairie. Les pupilles dilatées, perçant la nuit, il titubait de plaisir. Il était enfin rassasié, repu. Des semaines qu’il n’avait pas fait un repas aussi plantureux.

Et tertio : l’embarras du choix. L’homme avait fait l’impasse sur la poire, le merlan et l’araignée. Ces trois morceaux constituant la tende de tranche, située dans la face interne de la cuisse, nécessitent un travail d’orfèvre qu’on ne peut confier qu’aux petits soins d’un professionnel. Il les laisse à regret. Ne reste plus qu’à tailler dans la bête. Désormais le bœuf n’a plus de secrets pour l’homme, il sait identifier ses différents morceaux et les localiser avec précision. Il va crescendo, montée progressive du plaisir. En entrée : côte et entrecôte, éventuellement onglet ; plat de résistance : rumsteck, faux-filet, accompagnés d’un rond de gîte ; dessert : filet. Orgie des papilles. A peu près cinq kilos de viande rouge font une symphonie dans son système digestif. Bonheur. Extase. Ce festin orgasmique provoque une explosion d’endorphines. L’homme s’installe dans le ventre évidé du bœuf, se prélassant, puis il s’endort. La dolce vita.

La nuit était sans lune. De la terre et des herbes montaient les premières saveurs du printemps. L’homme avançait, hagard, « Putain, j’en peux plus, pas possible de continuer comme ça ! »

Après l’euphorie, la redescente. Le constat de foncer droit dans le mur. La viande rouge causera sa perte.

Sa silhouette de gargouille sanguinolente aurait collé la frousse de sa vie à Poutine ou à un tueur en série défoncé aux petits cailloux de crack. Probable qu’il aurait même foutu la trouille à une meute de chiens enragés.

Qui osera dire que la fin du monde n’était pas toute proche ?

L’homme s’appelle Franz Biaise. Quarante-trois ans. Rejeton unique d’une famille décomposée ( liens rompus depuis belle lurette. ) Un mètre soixante-sept sous la toise, quatre-vingt huit kilos sur la balance, à jeun, sans bœuf ajouté, catégorie poids lourds-légers ( mais inapte à la boxe, il a des mains en pain d’épice ). Un visage d’une laideur banale au crâne dégarni. Par ordre de préférence, il aime les séries et les films américains, la lecture, avec un goût pour les mots effondrement, catastrophe, nuisances dans les titres, les boissons fortement alcoolisées, le jazz ; et par-dessus tout, il aime la viande rouge. Saignante. La plus fraîche possible.

Qui n’a pas ses petits défauts ?

Ce n’est pas tous les soirs que l’envie lui prend d’aller se faire un bœuf. Une fois de temps en temps, Biaise a la faiblesse de céder à ses impulsions. Tous les deux mois, à peu près, ça le démange. Ce n’est pas un monstre. C’est juste que la viande rouge, c’est son talon d’Achille. Dans la vie de tous les jours, il n’a rien d’un boucher, ni d’un héros grec, il est plutôt pâtre solitaire, mais sans troupeau ni flûte de Pan. Ses travers comportementaux et sa chimie intérieure ont seulement tendance à lui compliquer la tâche. Avant de mettre le nez dehors, il doit se plier à certaines règles. Il endosse sa panoplie de survie. Sa veste, râpée jusqu'à la corde, est constellée de taches organiques et un ou deux boutons manquent à l'appel, sa chemise crasseuse dépasse de son pantalon de toile élimée, qu’il lui arrive de garder plusieurs semaines de suite, et sa braguette baille parfois, mais c'est à son corps défendant, il lui arrive d’être distrait ou ailleurs. Ses mocassins, percés à l’emplacement du gros orteil, ont perdu leur gland. Sous ses loques, un slip kangourou propre garde ses parties intimes en jachère à l’abri des miasmes.

Biaise est mal rasé, ne s'épile pas les poils du nez et des oreilles, ne s’asperge pas d'eau de toilette et encore moins de parfum, mais il ne pue pas, jamais, malgré les apparences, qui sont souvent trompeuses. Ses chaussettes puent, elles. Sur une échelle de 1 à 7 dans le nauséabond, elles affichent 6 sans problème. Elles exhalent une puanteur de vieux plateau de fruits de mer, difficilement supportable dans un espace clos. Il ne les porte pas de façon systématique, toute règle a ses exceptions. Il en possède deux paires, interchangeables, qu’il conserve dans un sac hermétique ; et il les enfile au dernier moment et les renferme dans le sac dès son retour puis il s’empresse d’aller se frotter les pieds et les mains à l’eau chaude et savonneuse. Mais Biaise sait qu’il ne pue pas.

C'est une illusion qu’il donne au monde. Tous les jours, matin et soir, il passe de longues minutes sous la douche. Quand une coupure brutale de l’alimentation en eau ne vient pas contrarier ses habitudes, il se savonne, se frictionne tout le corps avec vigueur, se récure tous les plis et tous les orifices, puis il se rince et se sèche avec méthode et finit sa toilette en se reniflant longuement les aisselles, les mains, entre les doigts, sous les ongles. L’homme aimerait se renifler le cul, mais ce n’est ni un chien, ni un contorsionniste, il n’a pas fait l'école du cirque, et l'école, du cirque ou pas, ça reste l'école. Ses apprentissages ont emprunté les chemins buissonniers.

Sa propreté, Biaise la dissimule à la perfection. Les manches trop longues de sa veste masquent ses mains aux ongles immaculés. Tout le monde, ou presque, est persuadé de sa puanteur. C’est l’effet voulu. Ainsi le jour où cela se produira, où il puera vraiment, personne ne se posera de questions. Ce jour finira bien par arriver, aussi prend-il toutes les mesures qu’il juge indispensables. Si ses vêtements étaient ceux de monsieur tout le monde, n’importe qui pourrait s'étonner qu’il se mette à schlinguer comme un putois. Son air de clochard tient les curieux et les cons à distance. Mieux qu'un déguisement, un camouflage. Une question de survie. L’homme se sait unique dans son genre, mais ce caractère d'exception doit être préservé à tout prix.

Alors, vu de l'extérieur, il a autant de charisme qu’une serpillière ( si on prête un caractère aux objets, mais c’est hors-sujet ). Ce double-jeu, cette double-vie lui sont de plus en plus difficilement supportables. Biaise aspire à la réconciliation entre le paraître et l’être intérieur.

Une unité qui s’éloigne de jour en jour.

Jean Songe 1/35

-> à un rythme de 3 chapitres par semaine le prochain arrive vendredi et le suivant lundi prochain.