Lautrec, entre dandysme et avant-garde
Entre dandysme et avant-garde, Toulouse-Lautrec aura croqué en peinture les états de la société de la fin du XIXe siècle en dévoilant ce qu’on y cachait auparavant, la vie, la nuit saisies dans un mouvement vitaliste par un dessin génial qui annonce l’expressionnisme.
On a tous été un jour saisi à la vue d’une affiche de La Goulue ou de Valentin le désossé, personnages haut en couleurs, hantant les cabarets montmartrois aux côtés d’Aristide Bruant, autre personnage tout aussi remarquable pour sa verve que ses spectacles… Et de Lautrec, on confond souvent la peinture avec les affiches, son œuvre multimedia avant l’heure ayant marqué son époque; autant pour sa manière évolutive que ses études de mœurs qui n’hésitent jamais à monter aussi bien l’alcool que l’homosexualité. Oscar Wilde disait à ce propos : "Peu de gens vivent, la plupart se contentent d’exister. Lautrec a traduit ça en peinture. Les gens qu’il représentait vivaient."
En 1881, le natif d’Albi monte à Paris pour organiser sa vie de peintre. Il y reçoit les leçons de René Princeteau, artiste animalier qui adopte une palette claire. Puis, il suit le cursus académique au cours de Léon Bonnat portraitiste et peintre d’histoire. Lautrec, élève appliqué, semble alors rêver d’une carrière classique. En 1883, il rejoint l’atelier de Fernand Cormon. Ce dernier, fait de son atelier à Montmartre, boulevard de Clichy, un lieu dynamique d’apprentissage. Lautrec s’initie au naturalisme, une peinture bien dessinée, narrative et historique. Il y restera presque 5 ans et se présentera comme son élève. Lautrec fait aussi partie groupe de dissidents issus de cet atelier. Il aborde de nouveaux sujets aux thèmes populaires et expérimente des techniques variées. C’est à cette période qu’il parodie le grand tableau de Puvis de Chavannes dans une œuvre critique qu’il gardera longtemps dans son atelier. En 1887, c’est devenu un artiste indépendant.
Le portrait est le genre majeur de la carrière de Lautrec : figures masculines et féminines, en buste, en pied, immobiles ou animées. Dans le face-à-face avec son modèle, il privilégie l’expression à la ressemblance, parfois de manière caricaturale et jusqu’à l’autodérision dans ses autoportraits. Derrière l’apparence, sans jamais porter de jugement, le peintre souhaite révéler : nature, tempérament... Ainsi, il révèle dans l’effigie de son cousin Le Docteur Tapié de Céleyran, dont il est très proche, un caractère un peu mou : visage maussade, épaules basses et pied qui traîne. Compagnon des sorties nocturnes avec le peintre, l’homme, vêtu avec élégance, s’avance sur un sol fortement relevé et de couleur crue. La mise en page originale accentue la verticalité de sa silhouette. Ce système de composition est repris dans de nombreux portraits d’hommes de Lautrec. Mais, le peintre peut réduire ses modèles à une allure ou à un accessoire, tels les gants noirs qui personnifient Yvette Guilbert ou le vaste chapeau noir et l’écharpe rouge d’Aristide Bruant.
Lautrec interroge le tragique de toute existence, à pousser le trait, intensifier la gamme colorée, peindre crûment les êtres qui l’entourent, ceux qu’il connaît et qu’il aime. À la fin, la hardiesse de sa touche, la rapidité apparente de l’exécution suggèrent, comme dans le portrait de son grand ami Maurice Joyant vêtu d’un ciré jaune sur un fond sombre, la frénésie voire la violence de la rage de vivre.
Comme acteur de la vie parisienne, le jeune artiste s’imprègne des courants culturels qui marquent son époque, tels le naturalisme et le symbolisme. Parrainé par les amis de son père, il fréquente le traditionnel Cercle littéraire et artistique, situé rue Volney, proche de la Place Vendôme, où il expose, mais il se lie également rapidement aux milieux d’avant-garde. Il devient, bientôt, l’un des peintres de La Revue blanche, fondée en 1889. Ami des Natanson (propriétaires de la publication), Lautrec évolue au cœur d’une galaxie d’artistes, parmi lesquels de nombreux hommes de lettres. Il fréquente entre autres Félix Fénéon (1861-1944), Jules Renard (1864-1910), Stéphane Mallarmé (1842-1892), également Oscar Wilde (1854-1900) et Tristan Bernard (1866-1947). Son écriture est marquée du même humour que celui qu’il pratique en société. Le directeur de la Revue blanche et ami, Thadée Natanson, déclare à propos de Lautrec : « Tout l’enchante. » Aussi, l’artiste observe le Paris fin de siècle. Témoin curieux, il vit au milieu de ses contemporains au théâtre comme au cabaret, au cirque ou au concert et même au vélodrome. Il dépeint ce monde qui l’entoure, en fait même la réclame dans ses peintures, ses affiches et ses lithographies.
Installé à Montmartre, l’artiste fréquente les cabarets, les théâtres, les cafés. L’homme curieux et fasciné passe de la guinguette du Moulin de la Galette, situé rue Lepic, au Moulin Rouge, inauguré en 1889, place Blanche. Là, se produisent la Goulue (1866-1929) mais aussi Jane Avril (1868-1943) et bientôt Yvette Guilbert (1865-1944). Il peut s’arrêter au Divan Japonais, rue des Martyrs ou au Chat Noir, boulevard Rochechouart, fondé en 1881 par Rodolphe Salis. Tout proche, s’élève le fameux cirque Fernando. Le peintre célèbre les atmosphères de ces lieux. Sous son pinceau, derrière les artifices, il traque les expressions du public et des acteurs. Ses cadrages surprenants révèlent la face cachée de toutes ces mises en scène.
À observer tout ce monde qui chante et danse, Lautrec en représente le dynamisme ; c’en est presque une obsession. Déjà, l’apprenti peintre réalisait des pochades vibrantes de chevaux galopant. Au-delà de l’amateur de spectacles parisiens, l’artiste handicapé aux jambes trop courtes va se passionner pour tout sujet en mouvement et toutes les formes bondissantes. Il est fasciné par la frénésie des danses de la Goulue, par le jeu de jambes de Jane Avril. Aux Folies-Bergère, Loïe Fuller (1869-1928) déploie les larges voiles de sa robe, dessinant dans l’air d’incroyables tournoiements. C’est comme la flamme d’un feu qui danse sous ses yeux. Au cirque, Lautrec observe les corps contorsionnés des trapézistes et des funambules. Sur les champs de course, les jockeys et les chevaux captivent son regard. Comme Degas avant lui, il y retrouve autant les souvenirs équestres de l’enfance comme le goût d’un monde qui va vite. Cyclistes et automobilistes retiennent son attention. En cette fin de siècle où le sport se développe, la pratique du vélo est l’activité la plus populaire. Son ami Tristan Bernard (1866-1947) dirige le vélodrome Buffalo à Neuilly. Le peintre dessine et enregistre tout. Précurseur, avant le futurisme du XXe siècle, il célèbre la vitesse avec tous ces effets de rotation, de dislocation et de rapidité. Le peintre Frantisek Kupka (1871-1957), connaisseur de l’œuvre de Lautrec, en fera un sujet de recherches expérimentales.
Dans La Merveilleuse histoire du Cirque (1914 édition 1947), Henry Thétard écrivait ceci sur Lautrec : « Ce nain de génie devenu infirme par un accident d’enfance avait au plus haut point le sens de la mal poésie du cirque, bien qu’il le rendit avec cette déformation caricaturale qui était l’une des formes de son tempérament. » Il devait être à l’aise dans ce peuple du spectacle, qui pouvait prendre tellement de formes et qui cherchait l’excellence en même temps. Ses dessins ont été traités de difformes à un moment donné mais il espérait une vraie reconnaissance ; il était dans une vérité et le savait. Sa fin de carrière est moins plaisante qui le voit abattu par l’absinthe et les excès relégué, un temps en HP, avant de revenir une dernière fois saisir quelques traits saillants pour s’éteindre en 1901. Il aura fait entrer la culture populaire dans l’histoire de la peinture, en en détaillant la vie sublime et incoercible. Grâce lui en soit rendue …
Jean-Pierre Simard le 18/10/19.