Quand Roch voisine, c'est le Livre jaune … 

Une formidable créolisation poétique et baroque du tissu mythique de Chambers, de Lovecraft et de J.M. Barrie. Fascinant.

– La vie m’a abandonné à mon départ de Lil Nwé. J’ai perdu vivres, navire et équipage. Suis-je donc aux portes de la Mort ?
– Qu’il n’y est pas, m’assura l’aveugle alors que la douce clarté des étoiles lui gonflait les yeux d’une étrange vérité. Oui, qu’il est sur le territoire du Roi en jaune.
Et, prononçant ce nom, il me salua d’un geste qui m’emplit d’effroi. Je jurai voir quelques endroits de la Voie lactée s’éteindre pour de bon, avant qu’il ne continue :
– Qu’on ne peut le traverser indemne sans garder contre corps un collier-montre qui compte le pas, là où d’autres grattent le temps, hé, ici, les constellations ne sont pas les mêmes, ouais, mais qu’il n’est pas mort, non, qu’il est Ailleurs, hein, l’Œil peut te l’affirmer.
Le ton de sa voix m’était familier, non pas parce que je l’avais déjà entendu, mais parce qu’il avait sous la glotte l’intonation qu’ont les vieux bourlingueurs et autres chasseurs de trésors. Il avait la bouche mauvaise, salée de rire et d’affronts, miellée d’honneurs et d’aventures. Il avait bien raison : ce qu’il me manquait, sous la voûte étoilée, c’était mon fétiche, mon point cognac, le cap ordinaire que je signais de mon compas. J’étais perdu bien loin de mon port d’attache.
– Où trouver ce collier ?
– Qu’il cabèche trop, répondit-il sèchement, hein, qu’il suive l’Œil pour le moment !
L’aveugle me guida dans la brèche, puis à travers les mortes plaines qui n’étaient que des lacs emplis d’une vase sèche et d’un brouillard d’argile grise. Nous avançâmes avec lenteur, sans voir nos pieds sur le chemin qui menait aux remparts de la cité.
Elle était construite de manière illogique. Je ne m’en aperçus pas d’emblée, mais au fur et à mesure que nous approchions, l’aveugle et moi, et à mesure que la forteresse du Roi en jaune s’élevait au-dessus de nos crânes et par-dessus les murailles et les tours, les perspectives changeaient, se distordaient et m’écoeuraient, comme si cette ville n’en était pas une, mais un piège dans lequel je me glissais de mon plein gré. J’acceptai mon sort la tête pesante de fatalité. Je sombrai en elle comme on sombre dans une vague épaisse. Je m’offris comme on s’offre au loup, au fond d’une forêt de Sibérie.

C’est en 1895 que Robert W. Chambers, auteur prolifique de best-sellers durant tout le début du XXème siècle, publie « Le roi en jaune », qui restera – et de loin – son titre le plus connu, seul à être presque constamment réédité depuis lors. Dans ce recueil de nouvelles fantastiques souvent énigmatiques figurent notamment quelques motifs particulièrement curieux qui entreront en résonance, des années plus tard, avec le mythe de Ctulhu de H.P. Lovecraft, pour devenir peu à peu partie intégrante d’une authentique mythographie de la pop culture contemporaine (comme en témoigne sa présence décisive dans la récente série « True Detective », par exemple).

L’aveugle pesta sa poésie incommodante jusqu’au bas de la ziggourat évidée. Il pesta contre tout aux environs, les fourrés, les rochers, les flaques et les dénivelés, les embûches, les obstacles, les bourbiers et les remous invisibles, ceux que l’on percevait du coin de l’œil. Il pesta de plus en plus fort, chantant presque contre les portes immenses de la Cité d’Ailleurs, lardées de ronces, qui restèrent closes. Il envoya semonce sur semonce de sa voix rauque et forcée, adressant aux cieux et aux tours, jurons, poings et exclamations, alors que la broussaille, mue d’une étrange volonté, semblait recouvrir ses cris jusqu’à les étouffer – et le voyant s’agiter de la sorte, je comprenais peu à peu pourquoi – jusqu’à ce qu’une loupiote, une âme faible, mais téméraire, remonte la muraille.
– Regarde, luis dis-je.
Je montrai la lueur qui roulait derrière les créneaux écroulés. Lui rit, se moquant de mon doigt, puisqu’il n’y voyait rien. Je le rangeai, honteux, et les portes s’ouvrirent.
À l’intérieur, l’avenue était nue et pleine de méfiance. Elle perçait à travers les tours et les nuraghi, les miradors et les beffrois, colorée par le mauvais temps et la pluie récurrente. Des angles improbables couraient le long des murs boiteux de ce labyrinthe interminable. Les fenêtres clochaient, mal placées. Elles s’accordaient en malheureux vis-à-vis. Des traverses filaient derrière des colonnades, entre les amoncellements de baraques empilées. Les arêtes tombaient, les perspectives fuyaient, avachies les unes sur les autres, déséquilibrées, tordues dans une architecture démente, mais solide, impénétrable et réelle. Si l’on cherchait le ciel, c’était pour s’effrayer d’autant plus des trouées improbables que formaient les cimes des tours.

Davantage encore peut-être que dans son remarquable « Moi, Peter Pan » de 2017, Michaël Roch nous montre, avec ce nouveau roman publié en 2019 chez , le pouvoir de la langue et du choix des angles d’attaque pour parvenir à subvertir, transmuter et bonifier un contenu mythologique pourtant réputé bien balisé, pour la plus grande joie de la lectrice ou du lecteur. En distillant avec grâce et habileté les modestes éléments d’origine que sont les mots presque magiques de Carcosa, de Hiraeth, du lac de Hali ou de Demhe, il invente pour nous une tout autre histoire, feignant brièvement de respecter les canons éventuels pour mieux franchir les frontières et les bornes. Pratiquant en artiste l’appropriation lovecraftienne (« dans le rêve des contrées au-delà des montagnes que j’hallucinais »), il résonne aussi bien avec Hugo Pratt qu’avec Alexandre Grine, avec Sabrina Calvo (« Elliot du Néant », 2012) qu’avec Valerio Evangelisti (« Tortuga », 2008),  et tisse une toile serrée qui poursuit subtilement son travail, aussi bien sur les non-dits de J.M. Barrie que sur une vaste entreprise souterraine de créolisation de plusieurs mythes majeurs de la pop culture contemporaine, avec une détermination que ne renierait certainement pas l’Édouard Glissant du « Tout-Monde » (1995). Et c’est ainsi que se construit sous nos yeux fascinés une littérature exigeante, englobante, poétique et baroque.

– On m’appelle Crochet, et mon nom est maudit par les hommes et les femmes qui le prononcent. Je suis un pirate et l’amour est le seul trésor que je ne pourrai jamais souter. Je vis avec cette hantise qui m’obsède comme un tic-tac continuel, un aller-retour incessant entre la peine, le manque, la tristesse, la mélancolie, la peur, l’étouffement, le dégoût, la rage et la joie. Je ne possède rien, rien ne m’appartient. Tout ce que je traîne dans mon sillage, ce sont d’infâmes victoires auréolées de douleurs et de souffrances, de lutte, de mort et de dédain. J’ai aimé le monde entier, tout comme toi. J’ai aimé tant d’êtres et le monde entier m’a un jour aimé, ne serait-ce qu’une seconde. Et voilà que toi aussi, à ton tour, tu souhaites disparaître de mon horizon…

Michaël Roch - Le livre jaune - éditions Le Peuple de Mü,
Charybde2, le 18/10/19

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Michael Roch by Antoine Schoenfeld