Nouvelle éclosion d'Artichaut, revue de feuilles littéraires de saison
Arcanes majeurs, mystères poétiques, sauts inattendus dans l’inconnu : un n°4 qui déploie ses sortilèges au premier comme au second degré.
Après « Révolutions » (#1), « Personne » (#2) et « Point » (#3), voici qu’arrive, tout vibrant en ce mois de janvier 2019, le quatrième numéro de la revue de création littéraire Artichaut, placé cette fois sous le signe des « Arcanes ». Précieux comme désormais à l’accoutumée, l’éditorial de Justine Granjard nous prévient :
L’arcane est la promesse d’un sens qui se dérobe. On ne la tiendra jamais au mot – la fleur d’Alejandra Pizarnik s’ouvrira sur un vide, sur un rien. Sur un ptyx.
Il est d’une difficulté sans nom d’écrire sur arcanes au premier degré, sans risquer de sombrer dans un new age aux frontières du ridicule. Il est tout aussi compliqué de s’en distancier assez pour insuffler à un texte la légèreté d’une absence incongrue de sens. Comme souvent, l’humour est d’un grand secours.
Fidèle à une formule que l’on serait presque tenté de qualifier maintenant d’éprouvée, l’équipe d’Artichaut invite un auteur et un artiste confirmés à donner leur touche particulière au numéro, aux côtés des compositions issues de l’appel à textes. Comme pour illustrer le propos de l’éditorial, Nicolas Richard nous offre une redoutable pièce, toute de ruse et de malice : son « L’intégration », virevoltant autour d’une anecdote située à la veille des oraux d’un concours d’école de commerce, jouant avec force et ironie d’un rare comique de situation (il faut en effet imaginer l’impétrant en slip, enfermé à l’extérieur de la chambre de bonne parisienne où prenaient place ses ultimes révisions), parvient à tisser en quelques pages un dense réseau de correspondances et de coïncidences dans lequel on assiste à rien de moins que la naissance d’un amour, la possibilité des mystères de la musique et de l’écriture, et comme l’ombre d’un auteur mythique à qui fut récemment consacré – en creux – un roman intitulé « La dissipation ». Du grand art, jouant à la perfection de la création de la bonne distance et de la poésie de l’inattendu patiemment construit. De son côté, la tatoueuse Maïssa, s’emparant avec ses « Arcanes » à elle des lames traditionnelles du tarot de Marseille, en livre une interprétation vigoureuse et inspirée, encore plus puissante sans doute par l’incarnation à laquelle elle se destine.
J’apportais deux verres et une bouteille de Sandeman à celle qui avait joué avec son orchestre en première partie de Morphine, le groupe de Mark Sandman – sans e, car certaines histoires ont la coquetterie séminale de se priver d’une voyelle – au Terminal Export, un club de Nancy d’où était originaire précisément Jérôme S, l’éditeur d’un roman à couverture bleue, qui, au prétexte de mettre en scène une enquête auprès de gens menant eux-mêmes leur enquête sur un auteur disparu, intégrerait des éléments de l’opération qui, dès 1951, serait la continuation de l’opération Bluebird, dossier dingo piloté par le docteur Gottlieb, chimiste ayant approuvé le plan – encore un plan – consistant à faire ingurgiter de l’acide lysergique à des individus sans que ceux-ci eussent donné leur accord, sans même les avoir prévenus, les transformant de facto en cobayes humains involontaires. La drogue étant perçue par les autorités comme un agent anxiogène, l’hypothèse sous-jacente était celle du sérum de vérité : le sempiternel espoir de court-circuiter la censure de l’esprit grâce à la chimie, une pratique en écho à la maxime naïve gravée dans le marbre du vestibule de l’Agence centrale de Langley, en Virginie : And ye shall know the Truth and the Truth shall set you free. Le nom de cette opération initiée en 1951 ? Artichoke. (Nicolas Richard, « L’Intégration »)
Comme pour souligner le défi implicite indiqué dans l’éditorial, plusieurs contributeurs ont aussi su jouer merveilleusement avec la possibilité du premier degré, en y insérant juste ce qu’il faut d’étrangeté, de dépaysement et de références secrètes. Joséphine Lanesem, après sa « Septième des Sœurs » et sa « Mise au point » dans les numéros 2 et 3 de la revue, nous offre une ensorcelante recommandation à quelque aventurier mallarméen souhaitant s’embarquer pour naviguer sur les mers du destin et de la poésie secrète, avec son « Initiation », tandis que Vanya Chrokrollahi, après son somptueux « Le Sorgueur égaré » dans le numéro 2 de la revue, nous propose, avec « La Terre sang », un récit incisif aux fausses allures de conte immémorial ou de rituel du premier contact, inscrit dans une lignée sauvage et pourtant curieusement bienveillante de conjurations littéraires et quelque peu magiques, qui lorgne fugitivement et joliment aussi bien du côté de John Crowleyque de celui de Saint-John Perse.
Tu souhaites connaître l’arcane du temps ? Comme tu es jeune pourtant… Ecoute-moi attentivement. Ne perds aucune de mes paroles ! Cela te serait fatal. Serre en pendentif quatre épices des quatre coins du monde et scelle dans des cageots tous les citrons de ton verger. Prends ce coursier roux comme du bon sucre et va vers le couchant. Arrivé à la côte, cherche dans les ports un bateau bâti comme une boussole, un astrolabe et un cadran, dont la savante architecture t’indiquera l’heure et le pôle, l’étoile et l’amer, le rhumb et le récif. Il t’attend. Tu traverseras des brumes, pendant des jours, pendant des mois, tu traverseras des brumes, mais à peine en sortiras-tu que tu les oublieras.
Tu déboucheras sur une mer ensoleillée parsemée d’îles inachevées, cloques d’une terre d’acier que les volcans n’ont su percer sous leur poussée, falaises sans rive presque, granite azur et sang baigné d’une eau limpide bien qu’obscure, chaîne de montagnes célestes et abyssales, vallée tourmentée de l’origine du monde. Tu aborderas chacune d’entre elles. (Joséphine Lanesem, « Initiation »)
En quête de significations qui se dérobent et d’interprétations correctes qui feraient justement défaut au moment le plus nécessaire, Joseph Fabro(« De la prestidigitation »), avec sa lecture habilement faussée d’un spectacle de cabaret, et Raphaël Peirone (« La Solitude des femmes »), après son « Un long poème français » dans le numéro 1 de la revue, avec son écriture d’un déménagement soudain d’un enfant, d’un domicile vers un autre – peut-être la plus subtile et la plus poignante nouvelle de ce recueil, dans une tonalité pouvant se rapprocher des éclairs fantastiques de Lisa Tuttle ou de Mélanie Fazi -, font tous deux merveille, résonnant curieusement, mystérieusement, avec les travaux de Benjamin Lévy(« Masques »), mise en scène poétique et inquiétante d’une disparition royale, et de Marjorie Ricord (« Pendant que l’eau coule »), après son « Voir ailleurs si j’y fuis » du numéro 3, lancinante interrogation enfantine qui débouche subrepticement sur des questionnements vitaux.
Maintenant l’homme en queue-de-pie achève de fendre son assistante dans le sens de la hauteur. Plusieurs personnes constatent l’originalité du tour, sans pour autant s’en émouvoir. Il faudrait signaler que la scène se déroule sur un bateau de croisière et que, si le public daignait regarder la mer au moment précis où l’assistante finit d’être sciée en deux, il pourrait voir des reflets étranges quasi surnaturels dans l’eau. Mais les yeux du public alternent entre des steaks nappés de sauce au poivre (accompagnés, au choix, de patates frites ou d’un écrasé de pommes de terre et d’une salade de saison) et la scène. L’écrasé de pommes de terre ressemble plutôt à une purée faite à la va-vite. (Joseph Fabro, « De la prestidigitation »)
Rusant encore avec le pied de la lettre des arcanes, Isabelle Buchy (« Petite folle ») nous offre sans doute la plus sombre et l’une des plus belles nouvelles du recueil, prenant un plaisir diabolique à jouer avec les attentes et les nerfs de la lectrice ou du lecteur, de scarifications adolescentes en séjours psychiatriques, de couloirs mal éclairés du dark net en résistances nécessairement paranoïaques. Cette fois, et en seulement onze pages, c’est le Thomas Pynchon de « Fonds perdus » ou le Scott Baker de « Variqueux sont les ténias » qui ne sont pas si loin, de l’autre côté du cauchemar climatisé. Pour finir, Cédric Harlé (« Justice écornée ») nous offre une redoutable allégorie, au ras du pavé et des couloirs déserts des centres commerciaux enfouis, des ironies de l’arcane n°8, celle de la Justice. Sans oublier le traditionnel bonus final, avec la bibliographie sur le thème du numéro proposée par le comité de rédaction, au service, décidément, d’une revue bien impressionnante.
La main qui raccroche une mèche, gratte machinalement le haut du front, s’arrête un moment au milieu d’une arabesque. Que veut-il lui dire ? Puis d’un clic appuyé, elle ferme la fenêtre d’échanges et plonge dans les discussions du forum. Deux nouvelles recrues – terminaison de pseudo en 00 ; identification simplifiée. Il faut les validations des modos pour progresser. Cela prend du temps ; souvent beaucoup de temps. Et de l’énergie ; beaucoup d’énergie. La formation d’abord, suivie d’une veille permanente, du temps à s’activer sur les réseaux ; et parfois des mises à l’épreuve sous forme de passages à l’acte sur commande. Les modos alternent les validations des noobs. Jamais le même pour un cryptonyme, jamais le même pour un niveau. Les noobs à former, Carla adore ça. Elle les bouscule, ébranle leur univers. De leurs questions pianotées du bout des doigts, Carla fait sa pitance. Elle les ingère, les dissèque, les démultiplie. Les lignes se suivent et les échanges s’entrelacent, elle y fait germer le chaos. La confusion devient reine pour ceux qui pénètrent le quinzième Arcane. Chaque certitude balayée par plusieurs contrevérités, chaque vérité noyautée de différents mensonges, chaque mensonge confronté à d’autres vérités. C’est le règne de la relativité. Jusqu’à 3 heures, Iblis11 joue sa partition tout en échangeant par messages privés avec d’autres lieutenants. Le doute reste leur moteur, carburant de leurs existences, instillé goutte à goutte au plus grand nombre connecté. (Isabelle Buchy, « Petite folle »)
Collectif : Artichaut, revue littéraire N° 4 - Arcanes, éditions Le Chardon littéraire
Charybde2 le 11/01/19
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