Ma petite entreprise ne connait pas la crise, un polar sous égide Chirac/Balladur
Machinations politiques subtiles et violentes, secrets de famille et télescopages. Du grand art musclé.
Quand Jacques Dardenne pénétra dans la Brasserie du palais, Secondi était plongé dans une chronique du Monde rédigée par un ancien ministre de la Justice, un enfoiré d’avocat humaniste qui avait fait abolir la peine de mort en 1981. Cet article lui rappela le bon vieux temps. Celui où il n’était pas nécessaire de monter des dossiers compromettants sur un pauvre juge d’instruction ou un procureur branquignol car la justice était encore du bon côté de la barrière. L’article s’intitulait : L’affaire Rodriguez : pour une révision. La voix du vieux : « ces salopards convertis au capitalisme feraient mieux de faire réviser leurs Béhèmes ».
Nous voici principalement à Lyon, en 1993-1994, alors que se prépare déjà fort activement l’élection présidentielle de 1995, qu’aucun candidat socialiste à la succession de François Mitterrand ne semble en mesure de remporter, laissant normalement un boulevard à la guerre fratricide qui semble devoir se profiler désormais entre Jacques Chirac et Édouard Balladur. Dans ce contexte, une complexe opération de déstabilisation d’un homme politique lyonnais (opération conduite à de nombreux niveaux riches en retournements), orchestrée par – disons-le pour simplifier – une faction chiraquienne des R.G., va croiser – hasard, coïncidence ou tragique des destinées ? – la quête mémorielle d’une jeune journaliste qui, malgré les mises en garde de ses parents adoptifs, veut en savoir davantage sur les circonstances de la mort accidentelle de sa mère naturelle en 1978, à l’époque de l’affaire Rodrigues (affaire fictive qui emprunte certains de ses éléments à celle de Christian Ranucci, pour faire de François Rodrigues le dernier condamné à mort exécuté en France, après l’authentique Hamida Djandoubi), qui irrigue, et pas uniquement souterrainement, une bonne partie de cette « Politique du tumulte ».
À 10 h 22, Secondi passa le coup de fil qu’il avait prévu pour la fin de journée. Il négocia cinq minutes et laissa son numéro à un homme qui avait ramené son accent de sa Sicile natale. L’homme dit que son patron rappellerait.
Secondi fila en direction du quartier Gerland. Il passa le reste de sa matinée à chercher une prostituée qui se prénommait Fatou Diene. D’après le dossier qu’un lieutenant des RG lui avait refilé contre un bâton, elle était sénégalaise, camée, séropositive et avait déjà fait deux tentatives de suicide. Dans le dossier de demande d’asile déposé à la préfecture du Rhône en décembre 1983 par l’avocat d’une association, elle prétendait alors avoir vingt et un ans. Elle certifiait qu’il lui était impossible de rentrer à Dakar. Son père était un voyageur de commerce blanc qui vendait des manuels scolaires pour un grand groupe français dans toute l’Afrique occidentale. Il avait cogné sa mère et l’avait laissée pour morte dans leur piaule de Grand Yoff.
Elle affirmait que sa mère était une prostituée, que son père passait trois fois par an, pour la baiser et la frapper. Elle affirmait que son père l’avait violée à neuf reprises, la première fois lorsqu’elle avait treize ans. Elle affirmait qu’elle était Sérère. Elle affirmait qu’elle avait placé sa mère en sécurité chez les carmélites de Sébikotane et que si elle retournait à Dakar, le Blanc la tuerait. Elle affirmait que son père était alcoolique, violent et qu’il connaissait Abdou Diouf. Elle affirmait qu’il avait ses entrées à l’ambassade de France et que les autorités françaises le considéraient comme un promoteur de la francophonie.
La préfecture avait refusé sa demande d’asile. Elle se prostituait depuis son arrivée en France pour subvenir aux besoins de son petit frère qu’elle avait embarqué dans ses bagages. Elle n’avait aucun document pour prouver qu’elle était en danger dans son pays et que son pays ne pouvait assurer sa protection. Elle n’avait toujours pas de papiers. Son frère suivait des cours de licence en fac de droit sans être inscrit. Son visa étudiant était arrivé à expiration en juin et la préfecture le menaçait d’expulsion. À l’université Lumière Lyon 2, un maître de conférence en droit administratif l’avait pris sous son aile.
Comme on l’avait noté à propos de l’excellent « Avant l’aube » de Xavier Boissel, il est particulièrement impressionnant de lire un tel premier roman noir de la part d’un auteur, certes féru de sociologie politique, mais n’ayant jusqu’alors jamais publié de fiction. Paru chez La Manufacture de Livres en 2012, « La politique du tumulte » parvient à la fois à nous offrir une magnifique incursion dans certaines ramifications et corridors habilement dissimulés de ce qu’ailleurs (chez la Dominique Manotti de « Nos fantastiques années fric », le DOA de « Citoyens clandestins » ou le Jérôme Leroy de « L’ange gardien », par exemple) on appellerait sans doute l’État profond, un condensé terrifiant de machination politique et d’instrumentalisation de la justice et de la police, une rencontre des carrefours sombres où se côtoient haute pègre, milieux politiques et milieux d’affaires, et une galerie de personnages qui, loin de se réduire comme parfois dans le genre policier à des silhouettes prétextes, se révèlent d’une belle et attachante (y compris de manière paradoxale) complexité. Et l’élaboration de ce rectangle aux diagonales vertigineuses, entrechoquant l’intime et le politique comme le hasard et la nécessité, se fait sans aucun sacrifice du côté du récit, du rythme, du rebondissement planifié ou surgissant, et de la noirceur particulièrement violente et cruelle d’un environnement presque totalement asservi – univers dans lequel toute situation tragique ou sordide est d’abord un levier d’action pour quelqu’un, et dans lequel bien des éléments des vies deviennent des composants techniques d’un art français de la guerre qui peut bien s’appliquer ici aux guerres civiles et aux haines politiques recuites. Du grand art, indéniablement..
Le vieux avait un ami, un seul : le Grand, le fondateur du parti, celui qui partait de très loin et que Louis XV méprisait, comme Giscard l’avait méprisé avant de se faire tringler. Le vieux et le Grand avaient travaillé trop longtemps main dans la main. Ni l’un ni l’autre ne voulaient se faire baiser dans le sprint final par une tête de con. Le vieux voulait sa mort. Le Grand voulait lui faire le cul, avec du gravier. Faute d’être invité sur les plateaux télé, il sillonnait la France, des foires à la saucisse aux gueuletons d’anciens combattants, sans oublier les fêtes des labours. Il entretenait ses réseaux, des associations de chefs d’entreprises aux syndicats policiers et la ville de Paris subventionnait bien au-delà de la Corrèze. Malgré tous ses efforts, il était donné à trente contre un en cas de présence du chouchou des médias au premier tour. Les RG, que le Grand sondait indirectement, n’étaient pas toujours de cet avis. Des comptes rendus mensuels entretenaient son espoir d’accéder à la magistrature suprême. La stratégie du contournement par la France d’en bas pouvait payer. Les taux de pénétration de la presse quotidienne régionale étaient bons. Bulldozer devait jouer le peuple contre les élites. C’était la seule voie possible. Les services secrets étaient divisés. La Direction générale de la sécurité extérieure était pro Momie. En secret, le président aurait aimé que le maire de Paris lui succède mais il ne pouvait le clamer haut et fort. Il s’en ouvrait parfois en privé, devant ses grognards, ceux qui n’avaient d’autre clan que celui de sa vénération. Secondi frotta ses mains gantées l’une contre l’autre, regarda sa montre et se dit que, crise monétaire ou pas, le Premier ministre aurait plutôt une destinée à la Louis XVI.
La Politique du tumulte de François Medeline, Point roman noir, éditions du Seuil
Charybde2 le 3/07/18
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