Le sexe du ministre, ou le charisme en politique par Olivier Bordaçarre

Le double corps du roi, à nu, en une superbe fable politique contemporaine.

Quatre ans après « Dernier désir » et un an et demi après « Accidents »Olivier Bordaçarre parvient à nouveau à nous surprendre et bousculer en beauté avec ce « Sexe du ministre »paru chez Phébus en avril 2018.

Cette main appartenait à monsieur Claude Phalène, ministre quinquagénaire de la Santé et des Droits des Femmes, futur candidat aux élections présidentielles. Il portait un costume crème sur une chemise blanche ; sa cravate était roulée dans une poche de sa veste. Sa corpulence lui offrait des airs de bon vivant. Son visage rond tirait vers le rose, ses lèvres exprimaient une moue de gourmandise, ses yeux aux cils courts étaient petits et foncés, son nez large, son menton double. Ses cheveux blancs dessinaient autour de son crâne un halo vaporeux, dont il rejetait fréquemment les mèches rebelles d’un geste qui ne laissait aucun doute sur la vivacité de son esprit. Plus que l’esthétique de son corps somme toute ramassé, c’est l’assurance du ministre qui attirait l’attention et laissait ses plus redoutables détracteurs sur le carreau. Dans les sondages d’opinion, en ces périodes d’instabilité socio-économico-politique, Claude Phalène était désigné comme l’homme de la situation. D’après le panel représentatif, lui seul avait la carrure d’un homme d’État, le charisme d’un chef. Son large sourire sur ses dents blanches confirmait sa santé de fer. Lui seul saurait redresser le pays, le sortir de l’ornière, donner un coup de fouet à l’économie, relancer la croissance, mener les réformes nécessaires à l’amélioration de la compétitivité de l’industrie hexagonale, agir contre les inégalités, le chômage, l’immigration, l’insécurité, le terrorisme, redorer le blason d’une France en déclin sur l’échiquier international. Fin tacticien, homme de convictions et de talents, proche du peuple et intraitable avec les démagogues, Claude Phalène jouissait d’une popularité dont nul politicien ne pouvait s’enorgueillir. Sa nomination au poste de Premier ministre lors du prochain remaniement était acquise, comme sa victoire au prochain scrutin. En bref, pour une large majorité des électeurs, c’était lui, et seulement lui.

À travers le récit autobiographique d’un homme, promis inexorablement – semble-t-il – à être nommé prochainement Premier ministre, en attendant de remporter la prochaine élection présidentielle, pour laquelle aucun concurrent sérieux ne semble devoir entrer en lice face à lui, c’est d’abord à une féroce et savoureuse chronique de l’arrivisme forcené – et de la croyance enracinée aux hommes providentiels – en matière de politique que se livre Olivier Bordaçarre. Méprisant et arrogant, cynique et manipulateur, obsédé par le pouvoir et par le sexe, Claude Phalène, dans ses rapports avec ses collaborateurs comme avec ses proches, se montre la parfaite caricature du succès et de l’efficacité érigées depuis si longtemps en modèle de réussite sociale et humaine. Ses relations avec sa puissante épouse et avec sa jeune maîtresse sont également un modèle d’un certain genre.

La nature avait doté Séverine Amaryllis d’un physique avantageux. Médiocre sur les bancs de la faculté, la jeune beauté avait, de son propre chef, interrompu ses études – au diable la licence de journalisme -, et était entrée dans le milieu du cinéma grâce à un oncle, producteur de séries pour la télévision française. Elle n’avait pas eu à courir les castings, ni à franchir des barrières ni à enfoncer des portes. En revanche, elle avait été invitée dans des soirées privées, avait assisté aux défilés des grands créateurs de mode et fureté dans les cocktails branchés de Paris. Elle s’était rapidement retrouvée sur le seuil du bureau d’un agent influent, pénétrant ainsi le noyau d’un système dans lequel elle avait ensuite barboté avec toute la grâce de l’innocence. Le pognon avait suivi. À hautes doses.

Voire. Car derrière la façade se préparant au triomphe, sur fond de guerre civile de moins en moins larvée – on pourrait ici songer au Frédéric H. Fajardie de « La manière douce », par exemple -, les lézardes se préparent à fissurer l’édifice annoncé. Alors que le tissu relationnel personnel – largement cicatriciel, de facto – amassé au fil des années d’ascension par le chouchou des Françaises et des Français montre justement ses limites et ses failles, c’est par le physique, et plus précisément par les extrémités du corps, que surgit le coup de théâtre fantastique introduit par Olivier Bordaçarre, en un redoutable clin d’œil au Nicolas Gogol du « Nez ». Un très curieux – et très honnête néanmoins – prologue écrit entièrement au conditionnel, et évoquant un autre Claude Phalène, nous avait pourtant bien alertées, lectrice ou lecteur, sur la possibilité de la fabulation, de la transposition et de la métaphore : si nous savons au moins depuis « Régime sec » (2008) et « La France tranquille » (2011) que l’auteur excelle à tisser les arrière-plans politique et policier, nous savons aussi, depuis « Dernier désir » et « Accidents », qu’il sait manier avec brio le soupçon de surnaturelnécessaire pour parvenir à ses fins, qu’elles soient simplement narratives ou largement exploratoires d’un futur intime possible, éminemment politique en tout état de cause.

Précédant les quatre véhicules ministériels, Pierre Cramer roulait à vive allure en direction de l’aéroport. Denis Schiffermüller, costumer noir, lunettes noires, chaussures cirées, était en liaison permanente avec les trois gardes du corps occupant la deuxième voiture, une Mercedes classe E, qui maintenait une distance de vingt-cinq mètres avec le bolide de tête.
Maya Piéride, conseillère en communication de Claude Phalène, suggéra au ministre de jeter un œil au discours pondu par Sébastien Chenillard. Il devait le prononcer en ouverture devant ses homologues européens dans le grand amphithéâtre de l’Organisation Mondiale de la Santé. Bonne idée, mais Claude Phalène ferait cela dans l’avion. Pour l’instant, si Maya voulait bien le permettre, il se concentrait sur sa prestation. Frapper les esprits, dominer les débats, effacer le moindre doute sur son éligibilité, renvoyer les prétendants à leur circonscription, convaincre les rares dubitatifs, occuper le terrain médiatique, confirmer à la finance qu’elle avait fait le bon choix, enthousiasmer l’électeur, promettre, promettre et promettre encore. L’occasion de la journée contre la tuberculose se présentait, il allait la saisir. Quelle que soit la tribune, on ne néglige aucun bulletin de vote, même celui du phtisique. Alors cette tantouse de Chenillard pouvait attendre cinq minutes la validation du chef.

Jouant joliment avec les lignes de fuite possibles qui résonnaient déjà dans le « Un peu tard dans la saison » de Jérôme Leroy, fournissant un miroir, un beau miroir, aux « Jeunes gens » de Mathieu Larnaudie, s’attaquant avec malice à un double corps du roi contemporain, beaucoup plus nu qu’il ne le croit, « Le sexe du ministre » s’affirme en fable nécessaire, en ouverture aérienne, en échappatoire stylée et alerte, pour la plus grande joie de la lectrice ou du lecteur.

Devenir femme est ce qui pouvait m’arriver de mieux. Ce fut une chance. Je ne regrette rien. Je suis libre. Cette fuite m’a permis de rétablir une vérité simple : tout devient.
Je suis anonyme, la violence m’effraie, le pouvoir m’indiffère, la compétition m’afflige, l’argent me dégoûte.
Le pauvre corps démembré de Claude Phalène fut la preuve irréfutable que le système de la double domination (masculine et financière) se fourvoie depuis longtemps en s’érigeant en modèle universel. Les dirigeants adoptent l’attitude du monolithe, alors qu’ils ne sont que des petits fragments de chair et d’esprit en perpétuel mouvement dans le cosmos. Ce nomadisme les terrifie. La peur les transforme en guerriers. Un morceau de plomb les rassure quand une constellation d’étoiles les inquiète. Ils ont des obsessions de paranoïaques, des tics, des phobies, des sexualités troubles, ils sont les grands malades de notre temps. L’histoire prouve abondamment que ce corps politique n’a pas d’avenir. Son noyau est pourri. Le pouvoir ne change jamais. Il est fascinant, addictif, contagieux. Les politiciens ne font que s’auto-reproduire en améliorant leur maquillage. Ils ont quelque chose de l’amibe.

Olivier Bordaçarre 

Olivier Bordaçarre - Le Sexe du ministre - éditions Phébus
Charybde2 le 11/06/18

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