Le Sole Summary de Batia Suter au Centre Culturel Suisse

Avec une touche de sobriété, Batia Suter qualifie sa dernière œuvre de « résumé ». Un résumé a pour objectif de rendre une totalité en énumérant ses parties, en les additionnant. Mais il est forcément incomplet, généralement parce que le sujet est trop énorme. On pourrait ainsi ramener un paysage suisse, avec tout son impact phénoménologique, à une liste de contenus : les arbres ici, les rochers là, etc. Ce serait une approche empirique. Mais ce n’est pas le type de résumé choisi par Suter.

Sole Summary  Batia Suter

Sole Summary  Batia Suter

Ce qu’elle nous propose, c’est une indexation métonymique, une pars pro toto, une partie pour le tout où les possessions d’une personne fournissent un panorama de son existence, l’épitome de ses sensibilités. Elle s’intéresse aux intrications de ces objets auxquels elle se sent liée car ils appartenaient à l’une de ses tantes, décédée, ce qui confère à l’acte d’archivage une soudaine intimité. Secrétaire à la faculté de mathématiques de Zurich, cette tante avait toute sa vie collectionné et chéri diverses choses avec une véritable obsession. Malgré son apparence systématique, ce panorama est dépourvu de toute prétention exhaustive, il répond plutôt à un manque. Il peut être considéré comme un moule inversé, une sorte de plâtre. En même temps, il met à nu la perplexité de l’artiste, son impuissance si l’on veut, ce qui le rend tout autant autobiographique. L’attention et l’ouverture d’esprit avec laquelle Batia Suter traite l’information visuelle se retrouvent dans ses œuvres antérieures, notamment dans les deux opulents volumes intitulés Parallel Encyclopedia (2007 et 2016) qui font allusion, sur le mode du jeu, à la pratique anachronique de résumer et de compartimenter les connaissances dans d’épaisses anthologies reliées en cuir.

Sole Summary Batia Suter

Sole Summary  Batia Suter

Suter aborde l’idée de l’encyclopédie de manière rafraîchissante. Elle en propose une version «parallèle» légère et subtile où elle aligne des séries apparemment infinies de reproductions liées entre elles de manière associative, qui prennent ainsi un caractère kaléidoscopique et psychédélique. Tandis qu’une encyclopédie sert normalement à satisfaire la curiosité en fournissant des réponses définitives, la sienne réussit à éveiller la curiosité et à la garder intacte en ne fournissant aucune réponse, mais des indéterminations et des spéculations. Ainsi met-elle en avant une subjectivité qui nous permet d’entrer dans un monde visuel sans nous sentir soumis à une hiérarchie ou à un système d’apprentissage. Pour revenir à l’agrégation très particulière de Sole Summary, je serais tenté de dire qu’elle a quelque chose sinon de suisse, du moins d’européen, qui rappelle les excentriques assemblages d’objets d’Hanne Darboven, mais en moins prémédité, et peut-être plus vulnérable et personnel, et avec un nivellement de classe et un refus de la cherté anticonformistes.

Sole Summary Batia Suter

Dans le roman épique La Tour de Uwe Tellkamp, on est amené à lire les significations que peuvent avoir des objets et des intérieurs. Particulièrement digne d’intérêt est l’horloge « dix minutes », nommée ainsi parce qu’elle sonne toutes les dix minutes. Le protagoniste se souvient de la première fois où son oncle a énuméré les noms latins des constellations estampés dans le disque secondaire de l’horloge: «[Ces noms] tombaient goutte à goutte dans son oreille comme une substance indéfinissable, lui faisaient entrevoir un bref instant le monde des adultes, et ce monde était rempli des choses les plus intrigantes et extraordinaires

C’est une sensibilité double, dans l’œuvre de Suter, qui rappelle cette histoire d’horloge. Il y a non seulement le mélange étrange d’une personnalité sophistiquée et de nivellement social, évident dans les objets collectionnés par la tante, mais aussi la manière dont l’artiste perçoit une intimité, établit une relation silencieuse d’une génération à l’autre à travers les souvenirs que ces choses renferment. Il s’agit ici de se sentir profondément chez soi parmi ces objets, en vie, intégré en eux. En tant que telles, ces choses pour la plupart interchangeables forment un miroir qui leur donne une nature biographique et historique, une âme.

Nickel van Duijvenboden, paru dans le journal Le Phare n°29

Sole Summary de Batia Suter -> 15 juillet 2018
Centre Culturel Suisse  32-38, rue des Francs-Bourgeois 75003 Paris 

Sole Summary - Batia Suter