La BD chinoise contemporaine entre chien et loup
Toute première bande dessinée d’un jeune auteur chinois, Entre chien et loup surprend par ses partis pris d’une autre époque. Avec ses 11 histoires de 10 et 30 pages situées dans la campagne profonde où sévissent pauvreté, croyances ancestrales et jeunesse perdue, ces récits moroses, mélangent fascination pour les insectes, fantastique et tranches de vie rurales.
Dès l’ouverture du livre, les histoires, les thématiques sombres et les dessins rappellent inévitablement le gekiga (voir Une vie dans les marges #1 #2 et Gekiga Fanatics) et les œuvres issues du magazine Garo. L’ensemble reflète le travail d’auteurs tels que Yoshiharu Tsuge (L’Homme sans talent), Hideji Oda (La Forêt de Miyori, Dispersion…) ou Kazuichi Hanawa (Dans la prison, La Demeure de la chair…). Le dessin désabusé reste surtout très sombre, mais dévoile quelques planches lumineuses et frappantes.
Cet ouvrage est parcouru par un spleen persistant dû à l’apparent détachement des personnages, et aux conditions de vie difficiles de ces être humains, qui sont même parfois expulsés de chez eux sans aucun ménagement. C’est la difficulté de vivre de sa passion, les us, coutumes, croyances et légendes, mais aussi l’insaisissable qui composent cette bande dessinée apparemment lacunaire et difficile d’accès au premier coup d'œil.
Mais, si les douze nouvelles étranges de Entre chien et loup prennent pour cadre l’univers rural de la Chine contemporaine, à osciller entre réalisme social, chronique écologiste et récit onirique, elles procèdent par touches délicates pour restituer les caractères ou les ambiances, le véritable sujet de l’auteur. Cousin lointain de Guy de Maupassant, avec lequel il partage une tendresse pour les « petites gens » et un goût marqué pour le fantastique, Zuo Ma livre ici des pages éblouissantes qui capturent les sensations indicibles que procure l’aurore en été ou la terreur d’une vision nocturne.
Cette forme de bande dessinée ouvertement fragmentaire et poétique puise dans une nature luxuriante toute sa puissance d’évocation, plongeant le lecteur dans des heures bucoliques où le temps semble s’être arrêté ; l’enfance se joue là en toute liberté. Mais les sous-bois et les ombres des chemins sont propices aux rêves comme aux cauchemars, et disent mieux qu’un reportage télévisé les troubles d’une population confrontée à la violence du changement social. Paysans sacrifiés à l’établissement d’un barrage, générations séparées par l’urbanisme galopant; la campagne semble toujours plus éloignée de la ville.
Si la BD semble un signe avant-coureur de la vague à venir de la nouvelle bande dessinée chinoise qui monte en flèche, un peu comme les mangas japonais autrefois, il y a fort à parier que le phénomène devienne mondial, tant la bande dessinée réussit à marier poésie et émotions dans un déroulé composé de 12 nouvelles qui peuvent se lire indépendamment les unes des autres, mais composent un édifice aussi doux qu’amer dans une ode à l’innocence et à la jeunesse. Entre chien et loup rappellera le ton de ces récits initiatiques où les auteurs partagent leur vision très personnelle d’une enfance perdue à jamais.
Elmore Leonard de Vinci le 28/05/18
Entre chien et loup de Zuo Ma, éditions Cornélius