L'écriture maillée au petit point de Christophe Grossi
Le lieu paisible où se croisent les filins : la corderie de l’existence.
Bien que les années soient passées, nous n’avons pas oublié combien il nous tardait de voir la nuit tomber, le sommeil nous envelopper, le cacao brunir le lait dans le bol, le maillot de bain être décroché du fil à linge. Nous n’avons pas oublié à quel point il nous tardait de creuser à nouveau, d’élever, de construire, de terminer notre oeuvre afin d’assister à son écroulement. Nous n’avons pas oublié que nous aimions ça, que cette jubilation allait de pair avec la possibilité de recommencer. Parce que nous avions une deuxième chance, une troisième, une quatrième, une quinzième chance de faire et de voir se défaire notre réalisation. Nous le savions. Et nous n’avons rien oublié.
Ce que nous avons oublié se trouve ailleurs, du côté de l’illusion qui ne nous quitte plus dans nos obstinations imbéciles. Et nos désirs d’immortalité et de destruction, nous continuons à les bringuebaler toute notre vie durant tandis que les signes d’une chute, nous y sommes aveugles – comme au premier jour.
Moins de quatre ans après « Ricordi », et toujours à l’Atelier Contemporain, Christophe Grossi ajoute un deuxième volume à ce qui devient déjà un cycle, « Fils et ficelles ». En convoquant dès son titre tout un imaginaire à la fois puissant et équivoque, « Corderie », sous ses airs paisiblement intimistes, nous propose un texte triplement ambitieux, et bien résolu à en découdre, justement. À une humble maison de location de vacances, lieu propice s’il en est aux souvenirs, même pour qui y récalcitre, comme l’avoue, en se présentant, le narrateur (« La blessure, la vraie » de François Bégaudeau peut en témoigner, et bien davantage encore « Les barrages de sable » de Jean-Yves Jouannais, dont les plages et leurs enfants acharnés résonnent nécessairement avec celles de Christophe Grossi), l’auteur superpose en effet, en un jeu de trame précis, le lieu même où s’élaborent et se fabriquent les cordages nécessaires à toute entreprise existentielle, l’ensemble de ces fils et filins eux-mêmes, et, de plus d’une façon, les motifs ambigus qu’ils pourraient dessiner, ensemble (et l’on se souviendra bien entendu ici de « L’image dans le tapis » d’Henry James).
Je ferme pour la première fois la maison de location et pense à la corderie que nous aérons à chaque fois qu’un enfant s’apprête à naître ou quand l’un de nous tombe de son fil.
Jeux subtils autour de la mémoire, réflexions latentes sur la performance de l’existence et du verbe, habile à enchaîner les échos de certains Voyages imaginaires de l’enfance comme de ceux provoqués par certains âges plus avancés (il y a des déchiffrages à conduire ici, comme ceux qu’esquissait par exemple « L’interlocutrice » de Geneviève Peigné), fulgurances fantômes ou ensorcelées dignes du « Cœur cousu » de Carole Martinez, voire danses effrénées entre les lasers mobiles du baron François Toulour, dans le « Ocean’s Twelve » de Steven Soderbergh : quelle est donc cette quête étrange qui lie et relie les ficelles d’abord éparses ? quel hasard et quelle nécessité doivent être invoquées par l’auteur (il y a bien du rituel conjuratoire à l’œuvre entre ces lignes) pour donner un sens à ce tissage patient, robuste, pour qu’il ne soit pas vain ?
Tandis que je cherche la clé de la maison dans le sac à dos, je me demande une fois de plus pourquoi je me souviens mal, si ce défaut (d’origine ?) a quelque chose à voir avec celui de ma grand-mère que Alzheimer aspire jour après jour, s’il va devenir un handicap, si mes faux souvenirs plus vrais que nature ne seraient pas simplement une manière de me raccrocher à une histoire et à un passé, quels qu’ils soient, pour ne plus éprouver le sentiment d’abandon de soi-même. Pourquoi continuer à me persuader que moi aussi j’ai vécu ? Pour être comme les autres et devenir ce quelqu’un qui aurait lui aussi quelque chose à dire ?
Un doux silence règne dans la maison du petit bois. Pieds nus sur la tomette, je me demande si lire, écrire ou faire un enfant puis deux ne seraient pas, dans mon expérience de la vie, des gestes assez proches, où secouer le réel, la main posée sur une béquille (agrippée plutôt) – la mémoire en gage.
Soutenue par les dessins étranges de Daniel Schlier, une curieuse musique (pianos, violons, violoncelles, contrebasses ou guitares – toujours des cordes, bien entendu – mis à contribution) résonne au fil de ces pages ensorcelées de ruse, sous la poésie tendre et fugace. Les moindres surprises, dans cette construction et reconstruction d’une mémoire corporelle, ne seront pas du côté des recours à Jean-Patrick Manchette, à un antiparasitaire non remboursé par la Sécurité Sociale, à la Sandrine Bonnaire de Sans toit ni loi, aux films de Bruno Dumont, aux parcours de Georges Perec ou de Louis-René des Forêts, aux chansons de Jacques Brel ou d’Alain Bashung, entre autres témoins du retissage et du métissage en cours ici. Et comme le souligne en substance Emmanuelle Pagano dans sa belle préface (qui s’intitule humblement « Lecture : les fils du livre »), cette réflexion poétique et intime sur l’identité, sur l’individu et sur le vivre ensemble, en famille ou en société, déjà, rebondissant de livre en livre et de citation implicite en résonance mélodique, donne à lire une essence rare, de celles dont on épisse les bouts les plus fidèles à bord.
Nous autres dans la corderie nous sommes des corps de bord d’océan qui samplons ou jouons du piano, qui marchons en crabe et notre mélodie est répétitive. Si nous cherchons le murmure des errants ou la tension qui se dégage d’un corps qui tremble de vivre, nous croyons aussi au mélange des genres : sacrés profanes, nous connaissons depuis longtemps nos paradoxes. Aussi écoutons-nous des symphonies drum’n’bass à faire trembler les filins, des requiem métalliques et des stabat mater à râper la corde.
Christophe Grossi - Corderie - éditions l'Atelier Contemporain
Charybde2 le 24/05/18
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