Dieu est mort, James Morrow confirme brillamment
La mort de Dieu, stricto sensu, et ses conséquences. Satirique, philosophique, hilarant et enlevé au possible.
Thomas Wickliff Ockham, un homme bon, un homme qui aimait Dieu, les idées, les classiques du cinéma et ses frères de la Compagnie de Jésus, se frayait un chemin à travers la foule de la station de métro Septième Avenue, manœuvrant prudemment son attaché-case parmi l’encombrement de pelvis et de fessiers. Quand il eut atteint le plan du métro – réseau complexe de lignes multicolores, telles les veines et la paume saignante de quelque Christ cubique -, il établit son trajet. Il descendrait à la 42e Rue, prendrait le train Nord, s’arrêterait à Union Square et, de là, se rendrait à pied dans la 14e pour aller frapper à la porte du capitaine Anthony Van Horne de la marine marchande brésilienne. Ensuite, il ne lui resterait plus qu’à embarquer sur le Carpco Valparaiso et à conduire Dieu à son tombeau.
Dieu est mort : c’est ce que les anges, désormais moribonds eux-mêmes, apprennent aux autorités du Vatican, en leur demandant de fournir une sépulture à son cadavre de trois kilomètres de long, qui flotte sur le dos en ce beau jour de 1990, en plein golfe de Guinée. Avant de disparaître, les ex-envoyés divins vont même jusqu’à recommander un navire spécifique, pour effectuer ce remorquage ô combien inhabituel, le super-pétrolier Carpco Valparaiso, de sinistre mémoire (quelques années plus tôt, il fut le responsable de la plus grande marée noire qu’ait connu le golfe du Mexique), ainsi qu’un capitaine particulier, Anthony Van Horne, qui était le commandant de bord lors de cette tragique affaire, et qui se débat depuis dans d’épais cauchemars mazoutés.
En trois tomes, publiés entre 1994 et 1999, James Morrow raconte et explore les conséquences de cette mort spectaculaire pour le monde en général, et pour un certains nombre de protagonistes hauts en couleurs en particulier, avec un brio époustouflant et une verve plus que jamais savoureuse – en conduisant chemin faisant un bouquet de spéculations philosophiques prenant prétexte de débats théologiques forcenés, ainsi que de récupérations hallucinantes et hilarantes. Qu’il s’agisse d’abord de dissimuler au mieux le Corpus Dei (« En remorquant Jéhovah », 1994), que celui-ci devienne Corpus Delicti, décédé ou simplement comateux, au cœur d’un incroyable procès international (« Le jugement de Jéhovah », 1996), ou que ses pièces détachées finissent par déclencher en Occident une mortelle fièvre nihiliste (« La grande faucheuse », 1999), James Morrow joue en maître farceur et analytique de toute la puissance déstabilisatrice de sa prémisse, pour nous offrir un rare moment de littérature et d’imagination.
En remorquant Jéhovah (1994)
Traduit en français en 1995 par Philippe Rouard chez Au Diable Vauvert, le premier tome de la trilogie est entre autres l’un des plus étonnants récits d’aventure maritime que l’on puisse concevoir. Faisant suite au constat encore secret indiqué plus haut, le Vatican organise le plus discrètement possible une expédition destinée à organiser le remorquage du Corpus Dei par un super-pétrolier depuis le golfe de Guinée jusque vers les glaces du Spitzberg, en espérant bien que l’étrange convoi ne sera pas repéré. Sous la direction technique de l’homérique capitaine Anthony Van Horne, qui ne se remet toujours pas de cette gigantesque marée noire dont il se sent responsable, bien qu’innocenté par la justice, marée noire qui lui valut néanmoins l’opprobre médiatique mondial et – plus grave – mépris et quolibets de la part de son propre père, lui-même commandant de pétrolier au long cours, et sous la direction générale du formidable Thomas W. Ockham, savant physicien et théologien jésuite, censé être ici l’œil du Vatican, l’expédition affrontera les curieux effets du spectacle du corps de Dieu sur ses équipages, les menées d’une charmante et charmeuse naufragée qu’il fallait bien – lois de la mer obligent – recueillir à bord, et les opérations plus ou moins improvisées par une société d’athées rationalistes requérant les services du plus gros show existant de reconstitutions militaires historiques pour une surprenante relecture de la bataille de Midway en mer de Norvège, riche en drames et en surprises. Pour ce qui est alors son septième roman, James Morrow frappe fort, très fort, et développe plus que jamais une tonalité unique associant extrême inventivité des situations, recours parfois tonitruant à une farce n’excluant pas nécessairement l’énorme si cela peut fonctionner, et résonances philosophiques d’une authentique profondeur, disséminées dans les plis et les replis d’un véritable récit d’aventure.
À de rares moments, Anthony comprenait l’antipathie des gens envers ces géants transporteurs de pétrole brut. De tels navires n’avaient pas d’embardée, pas de douce pente s’élevant en courbe depuis la quille. Pas d’étrave élancée ni cette subtile inclinaison du mât et de la cheminée par laquelle les navires marchands traditionnels rendaient hommage à l’âge de la voile. Avec son tonnage écrasant et sa largeur, un supertanker ne chevauchait pas les vagues, il les broyait sous lui. Grossiers, monstrueux vaisseaux, mais il y avait la majesté du pachyderme en eux ; ils naviguaient sur toutes les mers de la planète tels des bateaux de croisière destinés à des populations de rhinocéros. Commander un tanker géant – arpenter son pont, le sentir vibrer sous ses pieds – était un geste de grandiose, un geste de défi, comme de pisser sur un roi ou d’avoir sa propre organisation terroriste internationale ou de garder dans son garage une ogive thermonucléaire.
Le jugement de Jéhovah (1996)
De tous les vestiges notables arrachés à la glace par le grand tremblement de terre de 1998 dans l’Arctique (notamment un vaisseau viking intact et la carcasse gelée d’un mammouth laineux), le plus controversé fut de loin le gigantesque corps de Dieu, long de trois kilomètres. Curieusement, le débat ne porta pas sur l’identité du Corpus Dei – le cadavre présentait, comme nous le verrons, un pedigree irréprochable – mais plutôt sur son statut métaphysique. Dieu était-Il mort, comme le croyaient les nihilistes et le New York Times ? Était-il seulement dans le coma comme l’espéraient ardemment le Vatican et le judaïsme orthodoxe ? Ou bien – le consensus protestant – le Tout-Puissant était-Il spirituellement aussi vivant que jamais, après S’être débarrassé de Son enveloppe charnelle tel un éphémère sorti de sa chrysalide ?
Avant que ne surviennent les étranges événements qui font l’objet de mon récit, il semblait que ce mystère fût insondable. Les propriétaires du Corpus Dei, des Sudistes dévots de l’Église baptiste, étaient sacrément enclins à punir les équipes de scientifiques qui pataugeaient à l’intérieur de Son cerveau, laissant leurs empreintes boueuses sur Ses dendrites, alors qu’ils s’efforçaient de mesurer jusqu’à quel point Il était encore vivant ou mort. En outre, les gardiens de Dieu et, avec eux, les tenants de la rassurante théorie de l’Éphémère, redoutaient que ces incursions ne débouchent sur la découverte d’une activité neuronale, qui viendrait appuyer la thèse bien plus troublante du Coma.
Quant à moi, j’étais fortement opposé à ces expéditions dans Son cerveau. Étant le Diable, j’ai des opinions bien arrêtées quant à la manière dont doivent se conduire les êtres humains. À la différence des Baptistes, toutefois, je suis davantage guidé par la prudence que par la piété. Il est toujours sage, pensé-je, de ficher la paix aux gens. Et quand les dieux dorment, mieux vaut les laisser dormir.
Environ huit ans après les événements racontés dans « En remorquant Jéhovah », « Le jugement de Jéhovah » prend le relais et double la mise de manière peut-être encore plus inattendue, en proposant le compte-rendu détaillé, troublant et hilarant, du procès intenté au corps de Dieu (dont le statut, entre vie et mort, est désormais devenu plus incertain) devant le Tribunal Pénal International de La Haye. Retrouvant, dans des rôles variés, majeurs ou apparemment mineurs, certains des protagonistes du volume précédent, mais mobilisant joyeusement un juge local américain, un setter irlandais, des termites (en plusieurs occasions), deux impressionnants panels de victimes de l’adversité (ou de la cruauté divine, selon les points de vue, précisément) de toute nature, quelques documentaires et collections historiques d’atrocités bien senties, un théologien vulgarisateur et philanthrope, un parc entier d’attractions et une extraordinaire collection d’idées platoniciennes issues du cerveau divin (où elles habitent, authentiquement), dont celle du Diable – qui n’est pas ici en chapeau melon, mais sous l’apparence favorite d’un maître tailleur tel que dépeint par l’artiste Jerome Witkin : « L’artiste a tout saisi » -, James Morrow nous offre notamment la plus impressionnante (et peut-être bien la plus profonde) théodicée jamais commise par la fiction littéraire (renvoyant même le pourtant excellent « Moineau de Dieu » au rang de simple cas particulier d’une théorie plus générale). Et toujours dans une remarquable traduction de Philippe Rouard chez Au Diable Vauvert, en 1998.
Visitant la foire dans l’après-midi, Martin claqua cinq dollars à la Lapidation de saint Étienne. Il rata avec constance le mannequin, tandis que des adolescents gavés au pop-corn faisaient mouche à tous les coups, ensanglantant de fausse hémoglobine la tunique du martyr et se voyant récompensés de leur adresse par des agneaux en peluche et des chérubins rembourrés. Plus heureux avec la tête d’Holopherne, il gagna un ballon Archange Michel en décapitant le pantin en moins de deux. Mais il fut tout simplement brillant au tournoi de fronde David et Goliath, premier de six concurrents à abattre le géant philistin. Il se vit remettre une boîte à musique programmée pour procurer « une ambiance propice à une lecture profitable des Psaumes ».
La grande faucheuse (1999)
Quelque temps après le procès qui constitue l’objet principal du deuxième volume de la trilogie, « La grande faucheuse » nous raconte les conséquences de la désagrégation du corps de Dieu survenue lors de son remorquage de retour de La Haye vers l’Amérique du Nord, et tout particulièrement de l’inscription du divin crâne squelettique dans le ciel, nouveau satellite géostationnaire visible à l’oeil nu, pesant sur les consciences par les slogans publicitaires que l’on peut y louer, mais bientôt, par tout autre chose : la conscience de la mort de Dieu, et le nihilisme mélancolique fondamental qu’elle ouvre en (presque) chacun, porte ouverte par laquelle la Mort s’engouffre joyeusement. Le monde occidental fait ainsi face à une pandémie proprement apocalyptique.
Mais c’était l’essence qui manquait le plus. Alors qu’une poignée de générateurs fonctionnaient à l’énergie fournie par le généreux soleil mexicain, la majorité des blocs électrogènes carburaient à l’essence, une substance en voie de disparition depuis que l’aboulie avait emporté les sept cent quatre-vingt mille quatre cent quatre-vingt-dix employés de l’industrie pétrolière du monde occidental. A moins que les pèlerins attendus ne débarquent porteurs de grandes quantités de carburant, Lucido devrait bientôt rationner l’électricité, cette force infiniment précieuse sans laquelle il n’y avait pas de bière fraîche et pas de cassette vidéo à se passer.
À nouveau, on retrouve physiquement ou spirituellement, avec grand plaisir, certains des principaux personnages des deux premiers volumes, tels Anthony Van Horne, Cassie Fowler, Thomas W. Ockham, et quelques autres, mais c’est en imaginant un sculpteur de génie, Gérard Korty, et une enseignante de lettres devenue livreuse de fleurs, Nora Burkhart, que James Morrow organise une furieuse résistance et un cheminement baroque au long d’un très étroit chemin entre nihilisme triomphant et religions de remplacement, sur fond joliment déjanté de psychologie des profondeurs dévoyée, d’aveuglement, de cynisme, de triomphes pulsionnels et d’avidités libérées de toute morale.
Cassie avala une gorgée de café. « On ne peut pas demander à une foule affamée d’ignorer un tas de viande congelée, fit-elle observer.
– Je trouve votre remarque blessante, dit Lampini.
– Et votre surgélation est une insulte au genre humain, rétorqua Cassie.
Lampini reprit son récit, racontant comment les vigiles de l’institut avaient pu repousser les assaillants assez longtemps pour permettre à ses onze collègues et lui-même de s’échapper à la faveur de la nuit avec leurs clients au grand complet, panneaux solaires compris. Ils prirent la route de Galveston, poursuivis par les Texans. Avant que les deux factions en vinssent aux mains, le personnel de l’institut et leurs protégés avaient embarqué sur le Cornucopia et levé l’ancre.
« Nous sommes tombés en panne de charbon il y a trois heures environ, dit Lampini, avec un soupir. Mais nous n’allons pas abandonner. L’Institut a pris un engagement solennel, et nous avons bien l’intention de l’honorer. » Anthony s’étendit de tout son long sur son canapé de velours vert. « Est-ce que les cannibales sont toujours après vous ?
– Ils sont à deux heures derrière nous, à moins qu’ils ne se soient arrêtés pour pêcher, ce dont je doute. Ils ont embarqué sur tout ce qu’ils pouvaient trouver… monocoques, catamarans, canoës. Ils pensent qu’on cherche à atteindre la Jamaïque. Remorquez-nous jusqu’à Coatzacoalcos, capitaine, et ce cauchemar prendra fin.
– Désolé, doc, mais la côte mexicaine est à six cents milles nautiques d’ici, et votre bateau réduira notre vitesse de moitié, surtout avec toutes ces conserves de nantis que vous avez à bord.
– Du ragoût d’agent de change, dit Cassie.
– Du pâté de ploutocrate, dit Nora.
– De la daube de capitaliste.
– Du parmentier de rentier.
– Ca suffit, vous deux, intervint Anthony.
– Ce ne sont pas des conserves, protesta Lampini. Ce sont des voyageurs en partance pour la résurrection.
– Et qu’est-ce qu’ils ont dit à leurs enfants, vos voyageurs ? demanda Cassie. Désolé, les petits, j’ai claqué tout l’héritage pour m’offrir l’immortalité. À moi, une double vie !
Orchestrant les pouvoirs secrets d’un certain humanisme (pas n’importe lequel : c’est la figure d’Érasme de Rotterdam qui domine ce troisième volume), de la rationalité sans dessèchement déjà incarnée précédemment par le physicien jésuite au paradoxal nom de rasoir célèbre, et du récit théâtral (ouvrant ainsi une belle passerelle avec, par exemple, le « Mélusath » de Francis Berthelot), jouant des spécificités mythologiques de certaines géographies, que ce soit l’Indonésie de Joseph Conrad ou le Mexique de Malcolm Lowry, James Morrow nous propose, pour conclure cette trilogie extraordinaire (toujours traduit en français par Philippe Rouard chez Au Diable Vauvert, en 2000), une véritable Odyssée, métaphorique, truculente et toujours aussi surprenante, même au regard des deux volumes précédents, qui avaient pourtant placé fort haut la barre.
Fin 2001, dans un grand entretien avec Faith L. Justice dans le magazine Strange Horizons, James Morrow déclarait en substance que son entrée dans le champ littéraire de la science-fiction et du fantastique, avec son premier roman « Le vin de la violence » (1989), avait été somme toute plutôt accidentelle, et que ses références, particulièrement du côté de la satire sociale, politique, religieuse et philosophique, étaient sans doute en effet initialement à chercher plutôt du côté de Mark Twain, de Joseph Heller ou de Kurt Vonnegut. Il indiquait toutefois aussitôt, sans aucune hésitation, que ce quasi-hasard s’était révélé à son avis infiniment plus productif que s’il s’était inscrit naturellement dans la littérature mainstream, et qu’à l’instar de ses illustres prédécesseurs Twain ou Vonnegut, son œuvre s’était sans doute réellement développée en s’inscrivant pleinement dans la marge, et en naviguant avec obstination sur les frontières (entre genres littéraires, mais peut-être aussi entre écoles philosophiques). La lectrice ou le lecteur, à l’issue de cette « Trilogie de Jéhovah » qui se lit d’une traite échevelée malgré ses plus de 1 000 pages, ne pourra à mon sens que confirmer totalement cette affirmation revendiquée.
Contemplant l’assaut continu des brisants, elle songea à tous ces comportements prométhéens que la mort de Dieu avait engendrés. En éloignant le Corpus Dei dans l’Arctique sur la seule injonction de la paranoïa papale et des délires de deux archanges séniles, Anthony avait certainement commis le péché d’orgueil. Puis il y avait eu Thomas Ockham, qui semblait avoir deviné les intentions divines et exposé sa neuve et courageuse philosophie dans ses Paraboles pour un âge post-théiste. Martin Candle avait fait preuve d’encore plus d’audace en assignant le Très-Haut en justice pour crimes contre l’humanité. Aux yeux de Nora, l’Évangile de pierre représentait un défi d’une égale insolence, avec son projet de remplacer le théisme par une religion des petits mythes. Si Prométhée avait volé le feu aux dieux pour le donner aux mortels, Gérard, lui, avait trouvé le moyen de soustraire l’humanité à la folie des dieux et de balancer ces derniers au feu.
Que devait-elle penser d’elle-même ? N’était-il pas présomptueux de sa part de penser qu’elle pourrait, aidée de son fils adolescent et d’une épave flottante, transporter trente tonnes de reubenite miracle depuis Veracruz jusqu’au Texas, à la barbe d’un volcan furieux et en dépit des dangers de la mer, de chaudières trouées et de combustible aléatoire ?
« Droit devant ! » cria-t-elle à la salle des machines. Bien sûr qu’il y avait là un culot monstre. Un orgueil puissance mille. Un défi patenté. Du Prométhée pur et dur. « En avant toute ! »
James Morrow sera présent pour une rencontre-dédicace à la librairie Charybde (129 rue de Charenton 75012 Paris) mercredi 23 mai prochain à partir de 19,30 h.
James Morrow - La Trilogie de Jéhovah - éditions Au Diable Vauvert
Charybde2, le 23/05/18
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