L'Eté de Katya ou comment le nouveau Trevanian arrache

Une histoire d’amour au pays basque à l’été 1914. Ou bien tout autre chose.

Tous les écrivains qui ont décrit le dernier été précédant la Grande Guerre ont cru devoir commenter la perfection inhabituelle de la saison : les jours sans fin aux ciels d’un bleu ardent traversés d’indolents nuages de beau temps, les longues soirées lavande rafraîchies de brise douce, les petits matins chantants jaunis de rayons obliques. D’Italie en Écosse, de Berlin à mes vallées natales des Basses-Pyrénées, l’Europe entière jouissait d’un temps exceptionnellement clair et délicieux. Ce fut la dernière chose qu’elle eut en commun pendant quatre terribles années – hormis la boue et l’angoisse, la haine et la mort de cette guerre qui marqua la frontière entre le XIXe et le XXe siècle, entre l’Âge de la Grâce et l’Ère de l’Efficacité.

Beaucoup de ceux qui ont décrit cet été affirment avoir senti à la fois une fin et un présage dans l’excellence même de la saison : les derniers feux d’une bougie qui vacille, une explosion hellénique d’exubérance désespérée avant la mort d’une civilisation, un dernier instant de joie et de rire presque hystérique pour les jeunes gens qui allaient mourir dans les tranchées. J’avoue que mes souvenirs de cet été, secondés modestement par les notes et les croquis de mon journal, ne portent pas la moindre trace de pressentiment. Peut-être étais-je insensible aux mauvais augures, jeune que j’étais, débordant des sèves de la vie, et trépignant au seuil de ma carrière médicale.

Le cinquième roman de Rodney William Whitaker, alias Trevanian, publié en 1983 aux États-Unis, traduit en français la même année par Emmanuèle de Lesseps chez Denoël et réédité en 2017 chez Gallmeister après révision de la traduction par Marc Boulet, tranchait résolument avec les productions précédentes de l’auteur très secret. On ne trouve ici ni les caractéristiques joliment parodiques de ses thrillers d’espionnage mettant en scène le personnage de Hemlock (« La sanction » et « L’expert »), ni le sérieux du police procedural canadien de son « Flic de Montréal », mais l’on se délecte à nouveau du pays basque intime (où l’auteur vécut en semi-reclus une grande partie de sa vie) qui fournissait déjà une partie paradoxale du décor de « Shibumi ». On se gardera bien de caractériser le genre littéraire auquel appartient ce texte, car l’on se placerait déjà à la limite du spoiler (évitez par exemple de lire la fiche Wikipédia en français de l’auteur, car elle vend déjà, en quelques mots à propos de ce roman, une trop grande partie de la mèche).

Reconstitution d’une fête basque de 1900 à Hasparren en 2017

Ah oui, écrire. A cette époque, je me sentais capable de tout. N’ayant rien entrepris, je n’avais aucun sens de mes limites. N’ayant rien osé, je ne connaissais pas de bornes à mon courage. Pendant mes années besogneuses et grisâtres à l’école de médecine, j’avais rêvé d’un avenir constitué de deux carrières : celle d’un médecin brillant et dévoué, et celle d’un poète inspiré et inspirateur. Pourquoi pas ? J’étais un lecteur vorace et sensible, et je commettais l’erreur habituelle de déduire de ma réceptivité en tant que lecteur un talent latent d’écrivain, comme si le fait d’être gourmand prédisposait au métier de cuisinier. En effet, à l’origine, mon intérêt pour l’œuvre pionnière du Dr Freud avait jailli non d’une préoccupation pour les êtres tourmentés dans leurs rapports avec la réalité, mais de ma curiosité personnelle au sujet de la nature de la créativité et des ressorts de la motivation.

Trevanian prend un très malin plaisir (et nous emmène gaillardement à ses côtés) à mettre en scène, dans ce village du pays basque au printemps et à l’été 1914, commençant à frémir des bruits martiaux qui envahissent l’Europe, une histoire d’amour contrarié d’une beauté simple et élégante, en apparence, entre un jeune médecin parisien, revenu au pays natal comme assistant du praticien local, après quelques déboires sur lesquels l’auteur nous éclairera en temps utile, et une jeune fille de bonne famille, libre et décidée bien que couvée par un père historien digne du professeur Tournesol et un frère jumeau dandy surdoué, tous trois retirés en ces lieux pour des raisons potentiellement bien mystérieuses. Trevanian exploite à merveille une atmosphère à la fois très matérielle et pourtant comme irréelle, dans laquelle un monde en petit digne de Marcel Proust (où perleraient les tempêtes sous un crâne chères au Roger Martin du Gard des « Thibault » et de sa marche forcenée à la guerre, à l’été 1914) glisse progressivement, insidieusement, en une prose fluide et faussement amie émaillée de nombreux indices imperceptibles, vers les volutes cruelles d’une Stéphanie Benson à son meilleur, par exemple. Jouant sur plusieurs tableaux (presque) parallèles dont il est le seul, presque jusqu’au bout, à maîtriser les diverses perspectives cavalières, il réussit un tour de force enchanteur et pleinement désarçonnant.

Trevanian

Trevanian, l'Eté de Katya, éditions Gallmeister
Charybde2 le 14/05/18

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