Ce soir, 20 ans d'éthiopiques en final de Banlieues Bleues
Cette année, la soirée de clôture de Banlieues Bleues à la MC 93 de Bobigny a quelque chose d'exceptionnel, à célébrer dignement le travail d'un passionné qui a monté de toutes pièces une incroyable collection pour faire découvrir la musique éthiopienne d'avant la dictature. La collection c'est Ethiopiques, et l'homme Francis Falceto. Détails groovy suivent…
Éthiopiques Encore ! Vingt ans et trente volumes après le début de la série Éthiopiques, ce concert célèbre trois voix majuscules du groove si typique de la corne d’Afrique. Quoi de mieux, pour fêter l’anniversaire du label qui a fait découvrir au monde les merveilles de la musique moderne éthiopienne, que de rassembler Mahmoud Ahmed, le James Brown d’Addis Abeba, auteur du fabuleux Ere Mèla Mèla, le pianiste et chanteur Girma Bèyènè, autre vétéran de l’âge d’or du Swingin’Addis, qui publiait l’an dernier un disque miraculeux, et la chanteuse Éténèsh Wassié, qui depuis les années 2000 a repris le flambeau?
Pour les accompagner, avec quelques autres invités de marque, le combo Akalé Wubé s’est fait une spécialité du groove en version éthiopienne. Au casting donc : Mahmoud Ahmed voix, Girma Bèyènè voix, Éténèsh Wassié voix, Samuel Yirga piano, Akalé Wubé : Etienne de la Sayette saxophones, flûtes bansurî et washint, Paul Bouclier trompette, krar, percussions, Loïc Réchard guitare, Oliver Degabriele basse, David Georgelet batterie, Melaku Belay danse avec la participation du chœur du collège Pierre Sémard dirigé par Romain Lapeyre.
Au départ de l'histoire de Francis Falceto, il y a une bande de music lovers qui en a marre d'aller à des festivals loin de chez eux et décide de monter une association en 77, l'Oreille est Hardie, qui adore le rock progressif et le free jazz et qui monte un concert d'Henry Cow avec un succès total et 700 personnes. Les concerts évoluent entre théâtre, musées et maison des jeunes; avant de découvrir une friche industrielle rebaptisée Le Confort Moderne sur 8000 M2 à Poitiers.
Puis, en avril 1984, il y a un voyage en Ethiopie et l'occasion d'acheter, sur place, des caisses de vinyles qui coûtent 10 cts/pièce et dont personne ne veut. La musique passe à la radio - mais les musiciens ne touchent aucun droit, car il n'y a pas d'équivalent de la SACEM sur place et la seule façon de vivre ( en paria) de sa musique est de jouer - ce qui pose problème sous la dictature, car c'est interdit - sauf aux amis du régime… Fin avril 85, Falceto retourne en Ethiopie et veut faire tourner Mahmoud Ahmed et Mulatu Astatqé, mais il a du mal à obtenir des visa de sortie pour eux, car le business est totalement verrouillé ( même après la fin de la dictature, sur ce point, les choses n'ont pas vraiment évoluées). Il s'aperçoit aussitôt que Mulatu joue double jeu et s'avère être un imposteur, bien placé auprès du pouvoir et qui veut régenter la vie artistique éthiopienne; en servant d'abord ses potes. Mulatu est un pilleur qui n'hésite jamais à récupérer les compostions des autres pour les signer et promouvoir sa musique au nom de l'Ethio-jazz (une légende s'effondre… ) dont il serait le seul tenant ( et aboutissant - comme c'est pratique!)
Le caractère éthiopien étant ce qu'il est, Falceto révèle que si la musique du lieu ne s'est pas développée plus tôt à l'étranger, c'est parce les Ethiopiens eux-mêmes considéraient qu'on ne pouvait l'apprécier qu'en connaissant/comprenant les paroles, tant elle est atypique par rapport au reste de l'Afrique, même celle des pays frontaliers.
Et, après avoir été refroidi par l'expérience avec Mulatu, il se décide à construire une vraie collection, en choisissant bien ses partenaires, évitant mafia locale et aigrefins notoires. Pour cela, il va même apprendre la langue, quelques années plus tard en 1994, pour pouvoir négocier les droits et remonter à la source de tous ceux qui ont participé aux albums qu'il a en sa possession. Au cas où vous n'auriez pas bien regardé les pochettes ou les livrets de CD, Falceto se fait un point d'honneur à sortir des disques aux infos certifiées, quitte à y travailler des mois, voir des années dans certains cas.
On découvre, autre particularité africaine pour le coup que, comme au Mali avec les Ambassadeurs (du Motel de Bamako), les orchestres de la fin des années 60 sont privés et tous en quête de la formule qui va donner le tube diffusé à la radio… après être passé sous les fourches caudines de la compétition annuelle d'orchestre. C'est pas beau ? Ce à quoi la dictature mettra fin en fermant les clubs et interdisant les concerts, réduisant les musiciens à la mendicité ou trouver un autre job ( plus conseillé à l'époque où il faut marcher au pas… )
Mais, le succès d'Ethiopiques joue à fond la sono mondiale et on commence à vouloir écouter du son éthiopien, dans le monde entier, au fil de diaspora. Mais, l'incertitude des carrières fera de Girma Bèyènè au sortir d'une tournée, un chauffeur de taxi, pendant 30 ans aux USA…
Pour Falceto, sa plus belle réussite est le piano solo Ethiopiques 21, mais il ajoute que pour finaliser la série, le volume 31 publié à partir d'un album de 1976 sera le summum de l'éthiopien groove. La rigueur du propos, le business propre, les deals clairs et la défenses des musiciens passe avant tout - quand en Ethiopie, personne ne voit l'intérêt de payer aux musiciens des droits de reproduction quand leurs titres passent en radio, ceux-ci étant considérés come de vrais parias. Et il avoue qu'il en existe des centaines, voir des milliers de titres sur bande… quand c'est l'art populaire le plus important du pays.
Sa fierté est d'avoir exhumé et mis à jour - sauvé - un patrimoine musical, en perdition en Ethiopie. Ce faisant, il tacle la pléiade de petits labels apparus ces dernières années labels qui ne font pas correctement leur jobs avec des livrets et notes de pochette lacunaires sur les productions africaines ou maghrébines des années 60 et 70… et à la question de savoir si c'était à refaire, il répond simplement : " Non merci, je n'ai pas 20 ans pour refaire tout le boulot. Mais quand j'ai vu à quel point c'était génial, j'ai trouvé évident qu'il fallait le faire - car personne n'avait fait cela auparavant pour l'Ethiopie."
Donc, ce soir sera un hommage particulier à un homme de l'ombre. Et qui veut le rester. Sans lui, on ne sait qui aurait sorti Ere Mela Mela sur Crammed Disc qui avait affolé la planète musicale avec son mix de groove à la James Brown et ses gammes pentatoniques. Mais grâce à lui, l'étrangeté de cette musique-là perdure et se propage autrement, comme ci dessus avec Éténèsh Wassié. Alors, juste merci !
Jean-Pierre Simard le 13/04/18
Ethiopiques Encore! 13/04/18 (complet)
MC 93 Bobigny - 9, boulevard Lénine, 93000 Bobigny