Have a coke ! Du côté des miroirs enfumés avec Guillaume Zulli
A regarder les photographies de Guillaume Zulli, il semble bien que Miller touche juste, un onirisme passe par la fenêtre, regarde la ville, déambule, s’éprend des palmiers, des avenues et boulevards, des silhouettes, des voitures, qui s’échappent, interpelle le coin des rues, les bâtiments, les messages que délivrent les signes, s’éprend de leurs ombres étranges.
Une écriture fait danser ces absences aux portes de la nuit, dans cette vibration particulière des disparitions apparues brièvement, effets de cinéma, histoires improbables qui naissent puis disparaissent, respirations océanes conjuguées par le souffle du rêve. L.A. devient une errance poétique méticuleuse et magnétique.
Un film improbable poursuit le photographe de sa main invisible, se construit, arrêts sur images. Guillaume Zuili compose sagement à partir de ses déambulations dans la cité des Anges déchus, ces photographies, gros grain de circonstances, sténopé, comme s’ils appartenaient au film intérieur de son âme, errances jusqu’aux bouts des rêves d’où s’échappent dialogues de films noirs, bribes de conversations à peine audibles, sons de guitares rauques et tremblantes, sirènes, désirs inavoués, noyés, aux confins des perditions des anges battus par les tentations de la chair et du feu… Alcools…
Los Angeles, cité des anges, éperdue de rédemptions, fascination de l’envers des studios, de l’énergie du cinéma, Hollywood temple est une colline sacrée, lieu ancestral des esprits chamaniques où soufflait l’antique fumée, miroirs perdus, comme s’il se fut agi d’un songe , venant se noyer sur les plages de Santa Monica, après la longue descente depuis West Hollywood jusqu’à Montebello.
Dérives et rives, rivages, autant de mots qui portent le voyage, mouvements des solitudes aimantées aux pas du marcheur qui se perd et trouve, bute sur ces grands yeux noirs, où toute fiction est au scalpel une langue de velours rose, surprend ces cavaliers Marlboro, échappés d’un western noir, mélange des genres, dans la cité du rêve cinéma et des phantasmes aux yeux indistincts et coupants.
Une brume pigmentaire défait le réel, assume l’image, force la fiction, égraine l’espace, inscrit le temps, augmente sa peine, creuse le désir, affiche son talent, puis se perd, quand l’intensité du songe évade l’âme des beaux quartiers trop “clean” et que disparaît l’aube du marcheur dans sa nuit magnétique ; soif inextinguible de tout ce qui imprime sa rétine, Guillaume Zulli trace son nom à la surface du monde, yeux fervents, regards souples, se hâtant lentement de faire émerger du cadre circonscrit, l’énergie de ce qui flue par ce « bleu regard qui ment » (Rimbaud).
“Have a coke”, descente de l’Ouest de L.A. , les anges vagabonds engloutissent le temps, vident l’espace et s’établissent, invisibles, dans la lumière de la ville.
Regards d’en haut, vues plongeantes, vers l’Est, des beaux quartiers to downtown, Liquor ‘s store… Ce qu’il se passe n’est qu’ombre et lumière, densité allégée des corps, silhouettes de pin up, murals, danses aux sulfures d’hydrogène, poudres de poussière, scintillements des heures…. passer le temps, accueillir cette mémoire rétinienne si fragile, fin tamis de gaze, filtrer le sable mémoire jaune, matière poreuse et fluente, elle aussi, sentir, respirer, tendre les secrets de l‘heure jusqu’au rêve noyé des anges.
La marche accompli le destin, provoque le rêve, appelle l’instant , convoque la photographie, parce qu’inspirée, fumée de cigares, brouillards où tout disparaît pour vraiment paraître, se fixer sur la pellicule, à travers le bruit sec et mat du déclencheur, ce métronome du sensible, ce sphinx qui demande réparation puis disparaît.
Une porte s’est ouverte, un jour calme mais rapide s’est inscrit dans sa temporalité intime et légendaire, un roman, un scénario s’invente, les images s’invitent, par delà le jour à entrer dans la nuit américaine, magie truffaldienne. Que signe la réminiscence de l’in-convenu, du A –Z-ART, hasard fait pas de femme, autre métronome, quand tout un chant s’est installé durablement dans la peau du silence qui fait ombres et lumières, à la lisière de l’indistinction et de l’involonté, pour fêter le voyage immobile du joueur de base-ball, confronté aux signes délivrés de l’asphalte… comme un message ?
Et ce message est distance, pièces rapportées ; le photographe est en fait un trappeur, peau de ses ombres sur le dos, des immeubles entiers, cadillacs, palmiers, taxi échappé de la main, silhouettes caressées du bout de l’œil, regards levés vers le ciel, lancés à la poursuite de l’image, fureurs et mystères silencieux, illusionniste et magicien, Guillaume Zuili graphe doucement cette petite fantastique du quotidien, comme un hors champ ou une lampe allumée sur le soir, contes de hâbleur, pépiements d’espaces-temps, car, par un phénomène curieux, il habite la maison, où, selon Lynch, il croise cet éléphant man, ce buste généreux et plein, oint du drapeau américain, étrange citation hendrixienne, quand les signes des mythologies passées habitent toujours le temps pour faire image. Étrange Amérique qui hante le rêve de France, et les poètes de la Beat génération, les écrivains de la ville spectacle, de Fante à Chandler, D’Elroy à Mosley, de Bukowski à Matheson.
Étranges échanges qui se hissent sur la main du passeur, se glissent sous son pas, étranges Interdits qui ne cessent de se voir braver ; le photographe est une bonne âme rêveuse et pleine de ses yeux, ivresse sage au gré de ces pas…petites épiphanies aux soleils miroitants, grains de sable mémoriels et images indirectes aux quotidiens incertains.
« Yet Spade reminded me of Angel, unloading a bus,
Dressed in blue overalls black official Angel’s workman
Cap
Pushing with his belly a huge tin torse piled high with black
Bagage,
Looking up as he passed the yellow light bulb the loft
And holding high on his arm an iron shepherd’s crook.”
“Pourtant Spade me rappelait Ange, déchargeant un bus,
habillé d’une salopette bleue face noire et casquette officielle
d’Ange ouvrier
Poussant du ventre un énorme chariot de fer empilé haut de
bagages noirs,
Regardant en passant l’ampoule électrique jaune du loft
Et portant haut sur son bras une houlette de berger en acier.”
HOWL, Allen Ginsberg
Traces éphémères du temps où les anges sont ordinaires et discrets..Guillaume Zulli les cueille comme fleurs de pavot, chansons impatientes et légères dans le ressac de ses nuits galopantes, ivresse folle de ces clochards célestes.
Quand il retourne sa maison et regarde à la fenêtre, une porte s’est ouverte sur le soir , une voix dit tout haut et comme en lui :
« Tout est juste et c’est pourquoi tout ce qui ne se passe pas en pleine rue est faux…» Ce qui fait le berger, n’est pas uniquement le troupeau mais la houlette d’argent, qui mesure le temps à la pointe de l’œil intérieur et fécond…
Pascal Therme le 12/04/18
Guillaume Zulli, Smoke & Mirrors - série Los Angeles fragments