Les sentiers littéraires neigeux de Mario Rigoni Stern

Sous la blancheur de la neige, les souvenirs simples, âpres et lumineux. Un livre essentiel.

Profondément attaché à sa région d’origine, le Haut-plateau d’Asiago, qui fut le théâtre de violentes batailles pendant la Première Guerre mondiale, et à la montagne redevenue champ de bataille pendant la Seconde Guerre mondiale, pendant laquelle il a combattu sur plusieurs fronts, Mario Rigoni Stern (1921 – 2008) ne se destinait pas à une carrière d’écrivain. C’est sans doute sa volonté de témoigner de son expérience de la guerre et de la détention, de combattre l’oubli par l’écriture, ainsi que son attachement à la montagne et à sa terre d’origine qui l’ont conduit à écrire et à finalement se consacrer entièrement à l’écriture à partir de 1970.

«… Comme tu es maigre, frère !», premier récit de ce recueil de seize nouvelles paru en 1998, traduit de l’italien par Monique Baccelli pour les éditions La fosse aux ours (2000), raconte le retour à pied du double de l’auteur à la fin de la Seconde Guerre mondiale depuis le camp de Prusse orientale où il était détenu jusqu’à son village natal en Vénétie, avançant en se cachant comme un animal sauvage poursuivi par ses limiers, tout en se demandant si la guerre est réellement finie.

«Désormais le Lager était loin. Il n’y pensait même plus, bien que peu de jours aient passé. Maintenant il gravissait les montagnes en direction de la frontière ; il marchait la nuit, et le jour il se terrait au bord du fleuve comme un animal nocturne. Caché dans les buissons, il fermait les yeux de temps en temps et se laissait aller à un sommeil léger, un battement d’aile suffisait à le réveiller. Pour se nourrir il détachait des branches des bourgeons d’épicéa, des feuilles de hêtres très tendres, des aiguilles de sapin qui venaient de poindre, il cueillait et portait à sa bouche des pousses de framboisier, d’églantier et de myrtillier. Il mâchait lentement en savourant les différentes saveurs, qui étaient en tout cas meilleures et plus agréables que le brouet servi par le IIIe Reich.» (… Comme tu es maigre, frère !)

Dans «Un berger nommé Carlo», Mario Rigoni Stern convoque des souvenirs plus anciens et à la première personne, ses rencontres avec cet homme, véritable mémoire vivante de la Grande Guerre, qui de la montagne connaissait « chaque tranchée, chaque emplacement de mitrailleuse, chaque abri tranché dans le roc».  La montagne est toujours présente, évoquée avec simplicité comme paysage et comme lieu de mémoire, marquée des empreintes et des traces de l’Histoire. Attentif au paysage dans ses moindres détails, Mario Rigoni Stern ébauche aussi en quelques phrases des portraits authentiques et humanistes, comme celui de ce berger qui n’avait pas besoin de savoir, pour connaître intimement la nature.

«Il ne savait pas le nom de ces montagnes, ni de celles qui étaient toujours blanches et tellement lointaines. Ou, plus exactement, il les savait tous, mais c’étaient des noms qu’il leur avait donnés lui-même, au gré de sa fantaisie, et que personne d’autre ne connaissait.»  (Un berger nommé Carlo)

Luisa, dans «Polenta et froumage, c’est bong…», se rend avec son ami dans un village d’alpage, à la demande de son grand-père, qui fut partisan en ces lieux pendant la Seconde Guerre mondiale et ne peut plus se déplacer à cause de son grand âge. Cette nouvelle émouvante, qui laisse le lecteur l’eau à la bouche et les cils mouillés de larmes, témoigne des traditions des gens de la montagne et de la volonté de les transmettre, avec les souvenirs.

On pense à la vallée de la Roya en lisant «Auberge de frontière», l’histoire d’une auberge située à cet endroit où la frontière devint front en 1915, et qui fait écho à l’«Histoire de Tönle» (1978, éditions Verdier), et aux mots de l’auteur, dont toute l’œuvre est placée sous le signe de l’absurdité de la guerre et des frontières : «La montagne unit les hommes et ne les divise pas, les cols leur servent à se rencontrer et non à se faire la guerre.»

Dans une deuxième partie, les nouvelles semblent naître d’images, remontant du plus profond de la mémoire comme des bulles d’air marin, la froideur des nuits russes, la texture variable de la neige d’avril, l’image d’une carte postale d’Asiago de la fin du XIXème siècle, une promenade imaginaire à skis avec Primo Levi ; l’écriture de Mario Rigoni Stern frappe par la précision du souvenir, par l’évocation du passage des saisons et par la qualité cinématographique des images qu’il fait naître. Marqué au plus profond par l’expérience de la guerre et le temps qui efface, le souvenir semble toujours empreint d’une tonalité douce-amère.

«Un matin ils poussèrent jusqu’à un vallon où la neige s’était accumulée et s’amusèrent à glisser comme des enfants. Entre les pins et les rhododendrons ils découvrirent les restes d’un soldat et quand ils rentrèrent à la malga ils racontèrent, tout retournés, leur découverte.» (Polenta et froumage, c’est bong… )

 

Dans la dernière partie enfin, l’auteur raconte les animaux du plateau d’Asiago, abeilles et chevreuils, lièvres et écureuils, l’occasion aussi de souligner les changements de la montagne, des modes de vie de ses habitants et de sa nature âpre, avec laquelle il a conduit sa vie en complète harmonie.

Sans aucune emphase, «Sentiers sous la neige» est une lecture intense, une belle porte d’entrée dans une œuvre essentielle, dont Primo Levi a dit qu’on «trouve rarement pareille cohérence entre l’homme qui vit et l’homme qui écrit, pareille densité d’écriture».

«Là-haut, la montagne est silencieuse et déserte. Le long du sentier muletier que les Autrichiens ont construit pour atteindre les environs d’Ortigara, où je trouvai un jour la pointe en fer du bergstock qui est sur ma bibliothèque, maintenant il ne passe plus personne. La neige qui est tombée en abondance ces jours-ci a effacé les sentiers des bergers, les aires des charbonniers, les tranchées de la Grande Guerre et les aventures des chasseurs. Et c’est sous cette neige que vivent mes souvenirs.» (Mes sentiers sous la neige)

Mario Rigoni Stern, Sentiers sous la neige, éditions La Fosse aux ours.
Charybde7 le 5/03/18