Le cœur des Amazones, une BD féministe dans la Grèce antique

Au milieu des 60's, Guy Pellaert avec Pravda la survireuse et Jean-Claude Forest avec Barbarella avaient tracé des portraits de femmes libres bien dans l'air du temps. Oubliées les rockeuses et l'espace, on replonge ici dans une adaptation de l'Illiade féminine /féministe, avec ces Amazones croquées à cœur par les plumes de Christian Rossi et le scénario de Géraldine Bindi.

La tribu des amazones se prépare pour la Fête des fleurs; cette cérémonie à la fois initiatique, orgiaque et nécessaire à leur postérité. Attention, que les choses soient claires : il n'est pas question de romance, uniquement de jouissance et de semence. Si chacune brûle d'y prendre part, avant cela, il faut capturer des mâles et c'est la tâche du groupe de Protoé. Pourtant, encore une fois, il n'y aura pas de prince parmi les prisonniers. À seize ans, la reine Penthésilée désespère de pouvoir s'accoupler et calme son désir grâce au pouvoir des plantes. Mais non loin de là, la guerre de Troie s'enlise et Achille le demi-dieu pourrait constituer la prise idéale...

Et, tandis qu’Achille, Patrocle et Ulysse tentent de faire tomber la fière Troie, dans une forêt non loin de là s’épanouit une autre cité, aux us et coutumes bien différentes. Car elle n’est composée que de femmes, qui vénèrent leur déesse protectrice Artémis. Des guerrières secrètes, qui ne vont prélever des hommes à l’extérieur que pour renouveler les générations, lors d’orgies annuelles débridées. Desquelles naîtront des enfants, dont seules les filles seront gardées. Mais l’équilibre de ce monde clos semble précaire: la reine ne trouve pas roi pour sa couche, les vieilles peinent à faire perdurer les rites, les mères pleurent leurs petits garçons sacrifiés et les hommes se font de plus en plus dangereux. Surtout s’ils sont menés par le demi-dieu Achille, aussi invincible qu’attirant…

Quel choc ! On n’avait plus lu Christian Rossi depuis un XIII Mystery et le vibrant western humaniste Deadline, et ce gros volume dont le récit est situé en Grèce antique nous rappelle à quel point il nous avait manqué. Le brillant aquarelliste (W.E.S.T.) met ici ses pinceaux et son sens de la composition au service d’une relecture fascinante de l’Iliade. Tout, ou presque, est vu par les yeux des Amazones, de l’oracle à la chasseuse, de la reine à la gamine, en passant par la soigneuse, toutes ayant pour objectif de protéger leur paradis terrestre. Un refuge où elles sont libérées des hommes, ces derniers étant réduits au rang de manoeuvre agricole ou de jouet sexuel. Ce renversement de paradigme, basé sur une importante documentation littéraire et historique, prend évidemment une force accrue en cette année post-Weinstein, où la lutte contre les violences faites aux femmes et pour une égalité enfin respectée est plus visible que jamais. Mais ce contexte d’actualité ne doit pas éloigner le lecteur de l’oeuvre qui se déploie ici.

Le récit de Géraldine Bindi prend son temps pour brosser des portraits solides et complexes, construits par des discussions intimes, des virées en forêt, des irruptions de violence ou de désir. Dès lors, le lecteur est totalement immergé dans cet univers singulier, à la fois magique et extrêmement charnel, et il n’en vibre que davantage au gré des rebondissements et des déchirements. De ce matériau solide, Christian Rossi livre un conte en sépia, aux décors vivants, aux ombres nuancées, aux silhouettes vaporeuses et aux visages expressifs, dans une finesse et une subtilité rarement atteintes dans le registre réaliste. Rien n’est gratuit ici, surtout pas la nudité, omniprésente. Chaque geste, posture, froncement de sourcils signifie quelque chose, et participe de la crédibilité du récit. Et des émotions transmises. On en reste bouche bée.

C'est un album très grand format de 184 pages, enrichi d'un document sur les amazones, d'un cahier graphique, d'un tiré à part et de quelques planches inédites qui prolongent l'histoire en prologue. Mais, le plus surprenant est le tout dernier dessin qui annonce une nouvelle histoire où se manifeste la grande histoire du monde Antique, à vous de juger !!!!

Maxime Duchamps

Le Cœur des amazones de Christian Rossi et Géraldine Bindi, éditions Casterman