mettre à nu l'indicible avec Jeff VanderMeer, le roi du "weird" en littérature
Puissante, rusée et savamment équivoque, la conclusion attendue d’une trilogie frontalière et hybride comme on n’ose guère en rêver.
ATTENTION : « SPOILERS » PARTIELS POSSIBLES À PROPOS DES DEUX PREMIERS TOMES DE LA TRILOGIE.
Juste hors de portée, juste trop loin pour toi : la nuée et l’écume du ressac, l’odeur marquée de la mer, la silhouette cruciforme des mouettes, leurs soudains cris discordants. Un jour ordinaire dans la Zone X, un jour extraordinaire – celui de ta mort -, et tu es adossée à un tas de sable, plus ou moins abritée par un mur décrépit. La chaleur du soleil sur ton visage, la vue vertigineuse du phare, qui au-dessus de toi se dresse dans sa propre ombre. Le ciel a une intensité qui ne souffre rien d’extérieur à sa prison bleue. Tu as au front une entaille sur laquelle scintille du sable poisseux ; tu as dans la bouche quelque chose d’acidulé et de glottique qui en sort goutte par goutte.
Publié en 2014 comme les deux premiers tomes de la trilogie du Rempart Sud, « Annihilation » et « Autorité », et traduit en français en mars 2018, toujours par Gilles Goullet chez Au Diable Vauvert, « Acceptation », troisième et dernier volume, permet à Jeff VanderMeer de réconcilier en beauté et en puissance les variations de point de vue et de tonalité narrative qu’il avait savamment distillées précédemment, pour notre plus grand plaisir de lectrice ou de lecteur, de fusionner l’extraordinaire exploration d’une anomalie (physique et écologique) et l’intrication paranoïaque des agences secrètes gouvernementales (Jeff VanderMeer confessant d’ailleurs en entretien qu’en toute logique, c’est l’état-major d’une multinationale qu’il aurait dû mettre en scène dans « Autorité », mais que l’exercice l’aurait conduit à glisser sans doute une couche de significations « de trop » dans le roman) et de l’impuissance face au radicalement incompréhensible.
Sachez que l’on retrouve dans cette redoutable apothéose la biologiste d’ « Annihilation » et celle, différente, d’ « Autorité », le directeur d’agence surnommé « Control », la psychologue et ancienne directrice du Rempart Sud, qui a aussi été une petite fille – qui habita un temps un village au cœur de ce qui deviendrait un jour la Zone X -, le gardien du phare dominant la contrée de toute sa hauteur, la directrice adjointe qui voulait croire aux plans, et un certain nombre d’autres personnages déjà croisés dans la Zone X ou dans les couloirs du Rempart Sud (qui, rappelons-le, est le le nom de l’agence chargée de surveiller et d’explorer la Zone X, théâtre trente ans plus tôt d’une catastrophe inexplicable et jusqu’alors soigneusement confinée). Mais nous ne les croiserons pas nécessairement au même moment, car Jeff VanderMeer met ici en œuvre, beaucoup plus que dans les deux premiers volumes, un savant mécanisme d’horlogerie superposant et mêlant les temporalités, alternant flash-backs et flash-forwards pour nous offrir, discrètement et subtilement, sans forcer le trait, beaucoup plus d’explications – sur ce dont il s’agit vraiment dans la trilogie – que ce que la lectrice ou le lecteur aurait pu espérer jusqu’alors.
Tu rebrousses chemin et le phare approche très vite. L’air tremble alors qu’il contourne par les deux côtés la construction pour se reformer, toujours en quête, en auscultation, montant haut uniquement pour redescendre à nouveau et finissant par s’enrouler en point d’interrogation afin que tu puisses témoigner de ta propre immolation : une forme recroquevillée là, dont s’échappe de la lumière. Quelle triste figure, endormie là, se dissolvant là. Une flamme verte, un signal de détresse, une opportunité. Es-tu toujours en train de monter en flèche ? Es-tu toujours en train de mourir ou bien es-tu morte ? Tu ne peux plus le dire.
Mais le chuchotement n’en a pas encore fini avec toi.
Tu n’es pas en bas.
Tu es là-haut.
Et il y a toujours un interrogatoire en cours.
Un interrogatoire qui se répètera jusqu’à ce que tu aies livré toutes les réponses.
Depuis le succès de la trilogie dès 2014, le volume de commentaires produit a été impressionnant, tant sur les blogs spécialisés que dans la presse américaine et anglaise (puis dans leurs homologues français au fur et à mesure de la traduction des trois tomes, bien entendu). Jeff VanderMeer lui-même, dans plusieurs entretiens, s’est exprimé sur certains tenants et aboutissants du Rempart Sud, sur certaines influences ou sources documentaires, et sur son processus d’écriture (on peut en lire un véritable making of, passionnant, ici).
Pour le roi du « Weird » en tant que genre littéraire contemporain (dont il a tant contribué à préciser les contours, avec son épouse Ann, depuis l’immense « La cité des saints et des fous », et à travers plusieurs anthologies remarquables), dont on sait depuis un moment la fascination, par exemple, pour les champignons, êtres hybrides à la frontière du végétal et de l’animal, encore si mal connus (et dont la trace est à nouveau très perceptible ici), il y avait un véritable défi sur la table, après le traumatisme personnel vécu par l’auteur lors de la gigantesque marée noire BP dans le golfe du Mexique en 2010, pour exprimer une inquiétude profonde, viscérale, vis-à-vis de la catastrophe écologique globale désormais bien enclenchée, en n’acceptant aucun compromis littéraire, aucune lourdeur qui tirerait l’ouvrage vers l’essai, vers le trop direct, et vers le ratage narratif et émotionnel : ce défi a été ici magnifiquement réussi. L’harmonie étrange qui sous-tend l’ensemble du récit prenant place à l’intérieur de la Zone X (même quand elle n’existait pas encore) mêle délicatement les influences techniques proprement écologiques (Rachel Carson – comme le héros des « Grandes marées » de Jim Lynch, d’ailleurs : il n’y a pas vraiment de hasard -, Annie Dillard, Philip Hoare, Derrick Jensen) et l’expérience personnelle de la randonnée au sein du St. Marks National Wildlife Refuge, décor naturel de l’ensemble du roman. Le surnom de « Weird Thoreau » forgé à ce propos par Joshua Rothman dans The New Yorker (ici) correspond bien de ce point de vue à ce versant du travail conduit.
L’ensemble tient en souplesse par le pouvoir de la métaphore et de l’analogie (on ne s’étonnera guère que l’excellent « L’analogie, cœur de la pensée » de Douglas Hofstadter et Emmanuel Sander, présenté en janvier dernier par Xavier Mauméjean venu chez Charybde en libraire d’un soir – à écouter ici -, figure dans les sources revendiquées par Jeff VanderMeer), lui-même mis en abîme par les déformations / transformations que la Zone exerce, et par la défiance permanente vis-à-vis des récits qu’expriment les personnages, chacun à leur manière.
Dans son dos, Grace et Control discutaient, mais elle n’y faisait plus attention. C’était une discussion qui tournait en rond, une boucle que Control créait pour se piéger à l’intérieur, pour creuser les tranchées et les douves qui empêcheraient les choses d’entrer. Comment ceci est-il possible, comment cela est-il possible, et pourquoi… se rongeant les sangs à la fois pour ce qu’il savait ou croyait savoir et pour ce qu’il ne pourrait jamais, jamais savoir.
Elle voyait où tout cela conduirait, à quoi cela conduisait toujours les êtres humains… à une décision sur ce qu’ils allaient faire. Qu’est-ce qu’on va faire? Quelle direction on prend ? Comment on avance ? En quoi consiste notre mission, maintenant ? Comme si avoir un but pouvait tout résoudre, pouvait partir d’une ébauche de ce qu’il manquait pour, par la seule force de la volonté, l’invoquer, le faire apparaître, le ramener à la vie.
Même la biologiste l’avait fait, trouvant une structure dans ce qui pouvait être aléatoire : elle avait mis en corrélation le comportement excentrique d’un hibou et son mari perdu. Quand cela pouvait avoir été le signe, le reliquat, d’un tout autre rituel… si bien que ce qu’elle racontait sur le hibou était peut-être tout autant à côté de la plaque que ce qu’elle disait de la BS&S. On peut connaître depuis toujours le quoi d’une chose sans jamais découvrir le pourquoi.
Fait relativement rare dans un ouvrage ancré dans le genre science-fictif (et ce troisième tome confirme bien la puissance de cet ancrage, avec quelques clins d’œil fort sérieux de la part de l’auteur), la narration y développe un pessimisme non pas tant politique qu’épistémologique, une trace sinueuse et féroce autour de l’impossibilité de la compréhension de ce qui nous est si radicalement étranger, et de l’obstination dans l’échec de cette quête. Le « Pique-nique au bord du chemin » des frères Strougatski et le « Solaris » de Stanislas Lem, tous deux justement portés à l’écran par Andreï Tarkovski (le premier des deux sous le titre plus connu de « Stalker »), témoignaient à leur époque de la possibilité de ce vertige : c’est en en étoffant intensément la texture, en y distillant les dérivées mathématiques des travaux de Bruno Latour sur la modification contemporaine du rapport nature-culture, de Timothy Morton et de ses hyper-objets, ou de John Durham Peeters et de ses « Marvelous Clouds », que Jeff VanderMeer parvient progressivement, au fil des trois tomes pour culminer dans celui-ci, à instiller ce doute souverain, contre-intuitif en diable, s’inscrivant à rebours de la plupart de nos acquis et de nos apprentissages – sans verser dans un « simple » irrationalisme (le rôle de la Brigade Science & Spiritisme nous le rappelle avec un certain humour noir, usant d’une tonalité « X-Files » pour proposer un motif terrifiant rétrospectivement, rappelant « La jetée » de Chris Marker ou son pendant surdéveloppé « 12 Monkeys »).
Peut-être l’ultime réponse de la biologiste était-elle la seule qui comptait, et l’ensemble de sa lettre une manière de ménager les attentes, de ménager la réaction que les humains étaient câblés pour avoir. Une sorte de dernier délai avant qu’elle ait dû personnifier cette réponse correcte ? Peut-être autant de journaux s’étaient-ils entassés dans le phare parce que dans un sens, la plupart en arrivaient, avec le temps, à reconnaître la futilité du langage. Non seulement dans la Zone X, mais contre la justesse du moment habité, l’instant du contact, de la connexion, pour lequel les mots s’avéraient une si triste déception, une expression si insuffisante à la fois du fini et de l’infini. Au moment même où le Rampeur écrivait son terrible message.
L’un des plus impressionnants tours de force de Jeff VanderMeer, souligné par plusieurs commentateurs, est peut-être bien d’être parvenu à dire l’indicible : sur cette délicate frontière entre la science-fiction, le fantastique et l’horreur, pourtant inscrite dans un cadre presque familier, il trouve les mots et les tournures communiquant la sensation de malaise profond et de vertige que ses lointains prédécesseurs (dont on trouve nombre d’échos plus ou moins secrets dans la trilogie) Edgar Poe ou H.P. Lovecraft contournent le plus souvent par ellipses ou périphrases, et que Thomas Ligotti approche avec succès également, mais par d’autres moyens techniques et stylistiques – on pourrait ainsi lorgner du côté du « Pique-nique à Hanging Rock » de Peter Weir.
Légère suggestion hypnotique, conditionnement portant davantage sur la survie dans la Zone X que sur l’une ou l’autre des discutables « valeurs ajoutées » de Lowry, avec lesquelles il prétend avoir trouvé un moyen de contourner le besoin, à un certain niveau, que le sujet consente à exécuter l’action suggérée – « une sorte de supercherie et de substitution ». Les étapes que tu as vues décrites sont identification, endoctrinement, renforcement et déploiement, mais Grace a vu d’autres documents qui empruntent à la sémiotique du surnaturel : « manifestation, infestation, oppression et possession. »
Ce bref tour d’horizon d’un ouvrage aussi vital ne serait sans doute pas complet (il ne le sera de toute façon pas, bien entendu) si je ne mentionnais pas certaines mobilisations mythologiques à la fois savoureuses et fort habiles (la mythologie des phares, notamment, travaillée par l’auteur aussi bien à partir de sources documentaires qu’à travers la « Promenade au phare » de Virginia Woolf, ou bien l’omniprésence des motifs proprement kafkaïens touchant à l’incongruité, ou encore le travail conscient sur les personnages prenant à rebrousse-poil nos convictions de lectrice ou de lecteur sur ce que doit être un personnage « que l’on peut aimer » – Jeff VanderMeer explique superbement ce dernier point dans son entretien avec Monica Byrne pour The Rumpus, ici). Bien davantage qu’un simple bonus, on mentionnera aussi deux scènes inoubliables et puissamment symboliques de la trame si spécifique d’ « Acceptation », l’une mettant en jeu un hibou, l’autre une souris qu’il s’agit de laver. Et l’on peut conclure sans hésitation, avec Andrew Liptak, dans IO9, que la trilogie en général, et « Acceptation » en particulier, sont bien la preuve que les histoires étranges (« weird ») proposent sans doute la meilleure manière de saisir réellement la complexité du monde.
Ce qu’en dit très pertinemment Gromovar sur son blog Quoi de neuf sur ma pile ? est ici.
Acceptation de Jeff VanderMeer, éditions Au Diable Vauvert
Charybde2 le 15/03/18
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