Mité Issa est ou l'Issa Elohim de Laurent Kloetzer
Une parabole science-fictive puissante et rusée à l’âge des « crises migratoires ».
L’Hôtel des Mines d’Araies était ma dernière escale avant le camp Frontex, un palace désolé datant du temps de la colonisation avec réseau satellitaire dernier cri, climatisation aléatoire et plomberie bruyante. J’ai envoyé un mot à Edward pour le rassurer et le faire rire et je me suis allongée une vingtaine de minutes sur le lit étroit ; le trajet depuis la capitale du gouvernorat dans le taxi surchauffé m’avait porté sur les nerfs, je voulais souffler un peu avant d’aller retrouver Gertrud. C’était mon tout premier reportage de ce type ; à dire vrai, j’appréhendais l’arrivée au camp.
Tout ça, l’hôtel, le voyage, avait été financé par un crowdfunding monté à l’arrachée et bouclé dans les toutes dernières secondes. Comme par miracle, juste après ça, une commande de pige était tombée de la part de la Zürcher Zeitung me demandant de pondre un papier sur les cadres supérieurs lancés dans des « vacances humanitaires », et un autre de la part des écoles polytechniques fédérales pour rendre compte de Sofar, un programme diplômant d’enseignement informatique s’adressant aux étudiants qualifiés bloqués dans les centres de réfugiés. Le monde entier conspirait à ce que je me rende à Araies, j’avais pris ça comme un signe. Je devais rester deux semaines, jamais je n’avais laissé les enfants aussi longtemps.
« Issa Elohim », publié en février 2018 aux éditions du Bélial, prend place sans doute quelques années avant les péripéties géopolitiques évoquées dans « Anamnèse de Lady Star », voire dans « Vostok ». En apparence, c’est bien de notre univers actuel qu’il s’agit ici : flux migratoires à destination de l’Europe provoqués par les soubresauts politiques et économiques de l’Afrique et du Moyen-Orient, complexes obsidionaux croissants au sein de la Forteresse Europe (ou de la citadelle suisse qui se trouve en son centre géographique), surfs politiciens plus ou moins habiles sur les demandes de fermeté réelles ou supposées,… Dans ce contexte potentiellement explosif, une journaliste free-lance, en reportage dans un camp de réfugiés (situé en Tunisie mais bien financé par l’Europe, souhaitant garder le plus possible les candidats au refuge at arm’s length), est témoin d’un phénomène qu’elle ne connaissait jusqu’alors que par ouï-dire : au milieu du camp apparaît un elohim (personnage dont les caractéristiques seront plus ou moins familières aux lectrices et aux lecteurs d’ « Anamnèse de Lady Star », donc), figure extra-terrestre alors encore rare et résolument incompréhensible, que des fidèles aux allures de secte millénariste, dans le monde entier, veulent encourager et adorer, au milieu du scepticisme marqué ou de l’indifférence imperturbable de majorités préoccupées par des soucis bien plus prosaïques en ces jours incertains et troublés.
Ma vie a repris, la course permanente contre le temps. Le voyage à Araies a duré bien plus que les quinze jours passés là-bas. J’en ai parlé, j’ai écrit dessus, pour moi, pour Edward, pour des amis. J’ai enquêté sur les réseaux d’Aion, je suis devenue « une amie d’El-Ze » et j’ai visité l’Elohim Zentrum, ils ont même proposé de me payer pour que j’en parle sur mon flux personnel, ce que j’ai refusé. Je n’ai assisté qu’à une seule des réunions d’opening, comme ils disaient alors. J’ai continué à suivre les apparitions d’Elohim à travers le monde ; il y en avait de plus en plus, avec le même taux de hoax qu’avant.
En parallèle, j’ai cultivé mes contacts à Araies et ai enrichi ma culture au sujet des politiques migratoires de la confédération. Centres de regroupement, mineurs non accompagnés, matière noire, théorie de la submersion, associations de soutien, collectifs populaires pour et contre, etc. Je suis principalement restée en lien avec Marie-Claude (Gertrud s’est envolée pour un autre camp, en Turquie), j’ai pu rassembler grâce à elle quelques autres témoignages de swaps d’Issa survenus dans le camp ; Marie-Claude m’a dit avoir assisté à l’un d’entre eux mais n’avoir pas pu le filmer…
Wissam, Issa et moi nous étions promis de nous parler une fois par semaine, pour suivre leur dossier, mais les rendez-vous étaient difficiles à honorer pour eux, les autorisations d’accès au réseau étant fluctuantes et difficiles à négocier. J’ai passé plusieurs vendredis après-midi à attendre qu’il soit disponible, pour passer des conversations toujours frustrantes. Ils me demandaient d’étudier une demande d’asile traditionnelle, ou alors d’envoyer de l’argent (ce que je n’ai jamais fait), ou alors d’essayer de contacter telle ou telle personne pour eux, d’un coup sur l’autre leurs plans changeaient.
En septembre, les émeutes ont éclaté dans le camp, organisées selon les médias par le cheikh Saïf Al Islam, accusé par les autorités locales d’utiliser les infrastructures européennes pour organiser des activités terroristes. Marie-Claude a immédiatement été évacuée, ainsi que la plupart des ressortissants européens à l’exception des agents de sécurité, et la répression très brutale a été menée par la police et les sociétés privées de sécurité mandatées par Frontex.
Laurent Kloetzer, qu’il écrive seul ou aux côtés de son épouse Laure (formant ainsi la double initiale de L.L. Kloetzer), pratique en maître l’art du tir parabolique : ses textes les plus audacieux adoptent souvent la forme de récits d’enquête non-linéaires, dans lesquels le cheminement relativement paisible d’abord proposé dissimule pièges, miroirs, labyrinthes et chausse-trappes, pour la plus grande joie de la lectrice ou du lecteur, dont les talents éventuels de conjecture et d’interprétation sont ainsi joliment mis à contribution. « Issa Elohim » ne fait pas exception, et l’auteur prend un malin plaisir à multiplier les possibilités symboliques, du politicien suisse de droite plutôt extrême (on songera ainsi au très précurseur « United Emmerdements of New Order » de Jean-Charles Massera, par exemple) aux épiphanies nettement religieuses et mystiques, des supercheries potentielles (le Christopher Priest du « Prestige » ou même le collectif de « Hoax » ne sont pas si éloignés qu’on pourrait d’abord le croire) aux réflexions mélancoliques ou épiques à propos de crises migratoires – et, surtout, de ce que leur traitement dit de notre humanité et il faut mentionner ici le travail remarquable de la compagnie théâtrale des Entichés et leur « Provisoire(s) » -, des périples par les cols enneigés aux décors mortifères des camps « humanitaires » (et l’on aura ici une pensée pour le si magnifique et si dérangeant « Crépuscules » de Joël Casséus). Et c’est ainsi que Laurent et L.L. Kloetzer tracent les contours d’une œuvre singulière, d’une rare puissance et de plus en plus difficile à classer, pour notre plus grande joie de frontalières et de frontaliers, d’amatrices et d’amateurs de genres hybrides ne se laissant pas assigner, construisant de la littérature forte et belle, tout simplement.
Les jours passaient et nous commencions à nous inquiéter. Le moindre contrôle de police, la moindre question officielle ou la moindre dénonciation et nos trois garçons seraient emmenés dans un des centres fermés pour un traitement accéléré de leur procédure d’asile, et je savais comment ce traitement se terminerait pour au moins deux d’entre eux. Enregistrés dans un camp Frontex, ils seraient renvoyés dans un camp Frontex, au Maghreb ou en Turquie. Aucun avocat n’oserait défendre la nécessité pour un Elohim de rester avec ses frères. Nous avions entamé des démarches administratives, contacté les associations d’aide, un avocat, collecté un peu d’argent, et puis nous attendions. L’attente, les doutes, les incertitudes, tout ceci use les esprits et les volontés. Ceux des réfugiés, en premier lieu, ceux des personnes qui les aident. On est sans cesse inquiet, sans cesse à l’affut. C’est destructeur.
Laurent Kloetzer Issa Elohim éditions du Bélial
Charybde2 le 14/03/18
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