Nous sommes tous indésirables (reprenons les Beaux Arts !)
En regards croisés de l’histoire de l’art et de l’Histoire, souvent opposées, l'exposition propose une lecture documentée de ce moment particulier qui a vu, entre 1968 et 1974, l’art et le politique, la création et les luttes sociales et politiques intimement mêlées. Pas une histoire visuelle du politique, plutôt une histoire politique du visuel.
Un long cortège est ici dévoilé, qui commence dans les grandes manifestations contre la guerre du Vietnam, s’attarde dans l’Atelier populaire des Beaux-Arts en mai et juin 1968 pour, dans les années suivantes, parcourir les boulevards parisiens, occuper les usines, les mines, les universités, les prisons et tant d’autres lieux dans toute la France. La mémoire collective des événements de mai 68 est largement liée aux affiches produites par l’Atelier Populaire, émanation de l’occupation de l’École des Beaux-arts de Paris à partir du 14 mai par ses étudiants et ses enseignants, bientôt rejoints par de nombreux artistes.
Celles-ci témoignent de la mobilisation en France et à travers le monde de toute une génération dans cette révolte politique du tournant des années 1960-1970 ; mais elles sont aussi porteuses d’une autre histoire, loin de celles des partis politiques désireux de participer au système parlementaire, mais proche de celles des organisations d’extrême-gauche interdites dès juin 1968 et qui vont se multiplier pendant plusieurs années, changeant de noms au fil des opérations de police et des scissions, jusqu’à l’auto-dissolution de la Gauche prolétarienne (GP, maoïste) le 1er novembre 1973, un mois après le coup d’État du 11 septembre 1973 au Chili.
L’exposition IMAGES EN LUTTE, la culture visuelle de l’extrême gauche en France (1968-1974), entend redonner à la création portée par ces utopies révolutionnaires, sans distinguer a priori ce qui relève de l’art et ce qui tient de la propagande visuelle, leur soubassement et leur complexité, en même temps qu’elle souhaite interroger les contradictions et les ambiguïtés des rapports entre art et politique, en considérant, depuis une époque où ces rapports ont perdu de leur acuité, une période où une grande partie de la création ne pouvait se penser sans eux.
L’exposition, sur deux niveaux au Palais des Beaux-Arts, se décompose en sept sections:
1. L’École des Beaux-Arts, 2. L’ailleurs fantasmé : Chine, Vietnam, Cuba, Palestine..., 3. L’usine, l’exploitation agricole, 4. L’université, l’atelier, 5. Le bidonville, la prison, la maison, la communauté, 6. La manifestation, 7. Le corps. Et on peut résumer le parcours ainsi :
Aux Beaux Arts : Les images symboliques sont aussi des images-écrans au-delà desquelles il est nécessaire d’aller voir, ce à quoi nous invitent singulièrement les affiches et les tracts réalisés de façon contemporaine par des groupes se réclamant de l’Internationale situationniste, de tendance plus anarchiste et conseilliste – et d’une esthétique fondamentalement anti-spectaculaire.
A l'Ailleurs fantasmé : Si l’extrême-gauche française n’a que très marginalement basculé dans des actions terroristes, elle n’en a pas moins manifesté globalement une profonde fascination pour la violence, comme moyen de renverser l’ordre établi. Les images valorisant la lutte armée se sont multipliées tout au long de la période, à l’imitation des modèles états-uniens (avec les Black Panthers) puis italiens et allemands, favorisées par les liens unissant les mouvements d’extrême-gauche à travers l’Europe, explicites ou implicites, mais non dénués d’ambiguïté.
L'Usine, l'exploitation agricole : Dans les usines et dans les campagnes, la présence des « établis » a conduit à de nombreux mouvements sociaux qui ont inventé une imagerie particulière, relayée ou créée en sous-main par des artistes (souvent rassemblés dans des collectifs) ou des anonymes qui en ont fait le thème de leur travail. Les souffrances et les difficultés des prolétariats urbains et ruraux ont suscité de nombreuses créations (tableaux, films, affiches), dictées par la volonté de porter secours de façon concrète aux opprimés ou de témoigner sa solidarité à leur égard en relayant leurs luttes.
L'Université, l'atelier : La volonté de s’engager concrètement sur le terrain politique amène nombre d’artistes à abandonner toute pratique artistique, soit à l’occasion d’une exposition — comme à la Biennale de Paris de 1971 pour une partie des artistes du groupe Supports/Surfaces ¬—, soit durablement. Elle conduit plus généralement à une opposition frontale avec le pouvoir, qui s’exprime par des positions communes et la création d’organisations collectives hostiles aux manifestations artistiques que celui-ci organise, vécues comme autant de tentatives de récupération.
Le bidonville, la prison, la maison, la communauté : Comme le dit Martial Raysse dans un texte publié en 1971, mener « la vraie révolution [...] consiste à changer l’individu » dans « une quête du bonheur. » Logement, drogues, prisons et écologie sont quelques- uns des thèmes sur lesquels se portent la contestation et la proposition de voies radicalement nouvelles, qui trouvent leur lieu privilégié dans la vie collective dans des « communautés » qui se multiplient sur l’ensemble du territoire et dans les publications alternatives qui les accompagnent sur le modèle de la free press née outre-Atlantique.
La Manifestation : cette recomposition du cortège ne signifie pas que les manches de pioches restent au vestiaire : sur leurs visages, les militants alternent le port du masque en pate à papier et celui du casque de mobylette. Le CRS est toujours en ligne de mire mais c’est aussi l’ordre du cortège qu’il s’agit de défaire. Les artistes s’emploient à cette déconstruction par des séries d’actions qui sont autant de mise en cause de la rigidité du gauchisme. Ils quittent les boulevards pour le grand causse aveyronnais du Larzac, ils font éclater des feux d’artifices devant les prisons le jour de l’an, ou subvertissent l’ordre viril de la manifestation du 1er mai en se travestissant.
Le corps (et sa reprise en main): Changer la vie implique aussi, quoique cette préoccupation ne soit longtemps que marginale tant les mouvements révolutionnaires sont marqués par une idéologie sexiste, de mener la lutte sur le terrain de l’égalité et de la libération sexuelle. C’est également dans ce cadre que naissent les premiers mouvements de défense des homosexualités. Eux-aussi se dégagent peu à peu des structures de l’extrême-gauche pour s’autonomiser. Les réunions hebdomadaires du Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR) se tiennent significativement dans le grand amphithéâtre des Beaux-Arts de Paris et susciteront en 1974 une deuxième intervention de la police – après celle de 1968.
L'expo, qui comporte aussi un sculpture d'Ipoustéguy ( qu'on voit rarement) est parsemée de vidéos, de films, de brochures, de journaux, de livres - et une cible de fléchettes pour (bien) choisir son ennemi (entre capitaliste, flic, général, prêtre , etc.). Avec des installations, comme celle de Supports/Surfaces et des toiles sorties de collections privées (Erro, Arroyo, Aillaud, Fromanger, Cane), on voyage dans l'imagerie du cinquantenaire d'une situation et c'est plutôt (très réussi) avec le sursaut d'humour de les voir représentés en ses lieux saints-même; comme la Mariée mise à nu par Duchamps.
L'imagerie importante qui suivra, en rebattant les cartes du politique qui ne veut plus attendre et se dissout dans un présent qui refuse tout futur absent, sera celle du punk et de Bazooka (dans Libé ou Le Bulletin Périodique), celle du No Future. Ses principaux représentants étant tous en 1974 élèves rue Bonaparte et profitant de l'histoire récente écrite par Fromanger, Aillaud et les autres pour ramener peinture et graphisme sur des terrains d'actualité. American Interior de Erro en 68, pouvant tranquillement préfigurer les obsessions de collages du groupe, adeptes de la dictature graphique.
Jean-Pierre Simard le 1/03/18
IMAGES EN LUTTE, la culture visuelle de l’extrême gauche en France (1968-1974) ->20/05/18
Palais des Beaux Arts 13, Quai Malaquais