traîne-Savane, le Congo de l'amour et des pygmées de Guillaume Jan
Une céleste double déclaration d’amour, à la femme aimée et à une certaine Afrique, au Congo et par la médiation de David Livingstone.
BAM BAM BAM BAM !
– Monsieur Guillaume ! Il est l’heure de se réveiller !
Le poing d’Elvis a cogné si fort que la porte de la case a failli se briser. L’autre poing d’Elvis suspend une lampe à pétrole sous le toit de palmes. Notre hôte s’assure que je l’ai bien entendu et retourne se fondre dans la nuit. Quelques oiseaux font froufrouter leurs plumes, un rongeur gratte le mur de boue séchée et si je tends l’oreille, je crois reconnaître un bruit de tam-tam, une rumeur sourde, étouffée par la végétation. Je me retourne sur le lit de branches sèches, le premier coq va bientôt chanter, puis ce sera toute la basse-cour de fortune qui s’activera.
À côté de moi, Belange dort encore, immobile comme une étoile. Ce ne sera pas une mince affaire de la réveiller : je lui chuchote des mots doux, lui caresse le front, lui flatte la joue ; j’effleure sa nuque, je promène mes doigts sur son épaule et fais claquer quelques baisers dans le creux de son oreille. Enfin, elle ouvre un oeil. Nous ne devons pas traîner, la route nous attend. Cent dix kilomètres de marche au coeur de la forêt équatoriale. Sans un village, a prévenu Elvis. Il a même ajouté : Ce voyage, c’est la mer à boire.
Curieux récit de voyage qui en vient par un subtil mélange de ruse et de sincérité à « faire roman », « Traîne-Savane » met joyeusement et pensivement en parallèle équilibriste une expérience en République démocratique du Congo de l’auteur, grand reporter voyageur ayant alors déjà parcouru des milliers de kilomètres dans le monde entier, par tous les moyens de transport imaginables, et les quêtes obsessionnelles, hasardeuses et pourtant si belles du missionnaire explorateur d’Afrique australe et orientale David Livingstone au XIXème siècle.
Connaissant déjà le Congo (son premier roman, « Le baobab de Stanley », était d’ailleurs consacré en grande partie à la descente et découverte du grand fleuve par le journaliste américain à qui David Livingstone dut précisément sa gloire posthume), Guillaume Jan y est alors de retour pour retrouver une amie kinoise qui lui est particulièrement chère, Belange (l’évolution soudaine, sur place, de leur relation amoureuse, constitue le véritable ressort secret, et magnifique, de ce récit en forme de double déclaration d’amour flamboyante, à l’être aimé et à une certaine Afrique), et pour effectuer en sa compagnie une étonnante randonnée destinée à aller visiter (leur rendre hommage, plutôt) les Pygmées de la forêt équatoriale, qui meurent lentement et en silence par destruction de leurs modes de vie ancestraux, aux lisières de la jungle.
Au petit jour, à la lueur de la lanterne d’Elvis, nous rassemblons nos affaires dans la case de boue sèche. Ce n’est pas très difficile, nous sommes partis légers de Kinshasa. Belange n’a que son sac à main bleu ciel, avec une bande de tissu imitation léopard, un camouflage idéal pour la jungle. A l’intérieur, elle a fourré en vitesse un coupe-ongles, du talc, des médicaments pour soigner les crises de paludisme et des comprimés pour atténuer les courbatures, trois culottes à fleurs, un tee-shirt First Lady et des boucles d’oreilles bleues, pourquoi s’encombrer davantage ? Mon sac à dos est à peine plus grand. J’y ai casé deux caleçons de rechange, un honnête morceau de savon, de la crème solaire pour épargner mes bras pâles, une lampe de poche, mon téléphone portable, qui ne devrait pas beaucoup servir, une brosse à dents et nos deux pagnes – le pagne, c’est le couteau suisse africain, il sert de drap ou d’oreiller, d’écharpe pour les soirées un peu fraîches, de vêtement léger mais digne quand on descend se laver à la rivière, de serviette, de paravent ou de marquise, de porte-bébé pour les mamans, de baluchon de fortune, de ceinture de sécurité dans les minibus qui n’en sont pas toujours pourvus ou encore à se protéger la tête du soleil ou des accidents de moto si on l’enroule en turban ; et si l’on noue une de ses extrémités, il fait porte-monnaie. J’ai aussi un livre, une épaisse biographie de David Livingstone, 1813-1873, le père des explorateurs de l’Afrique, le premier Blanc à vouloir s’y fondre corps et âme, ça peut être instructif. En cours de route, nous avons également acheté des boîtes de lames de rasoir pour les offrir aux Pygmées, ce sera notre cadeau d’arrivée. C’est tout. Je ne connais pas très bien l’Afrique, mais suffisamment pour savoir qu’il vaut mieux s’y charger au minimum ; je suis toujours épaté par les voyageurs qui partent vadrouiller dans le monde lestés d’une montagne sur le dos – où la mettront-ils cette montagne, quand il faudra s’entasser pêle-mêle dans une pirogue ou marcher toute la journée sous le soleil écrasant ? Nous n’avons rien pour nous protéger de la pluie – ce n’est pas du tout raisonnable, d’autant que l’orage a tonné une partie de la nuit. Nous n’avons pas non plus de moustiquaire et nous portons des tongs aux pieds, tant pis si nous croisons un serpent en colère.
Finalement, nos plus redoutables adversaires seront les fourmis : voyager, ça sert aussi à revoir ses préjugés.
Doté d’un solide humour et d’un sens vigoureux de la rêverie et de l’auto-dérision (mais n’empruntant guère en revanche les chemins de l’ironie rentrée chère à son ami Julien Blanc-Gras, dès « Gringoland »), Guillaume Jan place ces vingt jours sous le signe de Don Quichotte (la plupart des exergues en tête de chapitre proviennent de Cervantès – mais c’est tout de même Vassili Golovanov et son vital « Éloge des voyages insensés » qui ouvre le bal), et d’un mélange rare d’empathie immédiate et joueuse pour cette Afrique si abandonnée et simultanément rançonnée par les puissants de ce monde (et au Congo tout particulièrement, depuis les atrocités fondatrices des sbires capitalistes du roi des Belges Léopold – le « Congo » d’Éric Vuillard fait d’ailleurs partie des sources indiquées ici en fin de volume, comme « La bataille d’Occident »), cette Afrique qui trouve néanmoins, au fond de sa misère, une ténacité et une ressource vitale offrant à qui veut bien la lire et la vivre une singulière leçon d’existence – même si les bonheurs fugaces ainsi perpétuellement volés doivent être soumis à la question du narrateur : « Je voulais du Congo, j’en ai, maintenant. Plein. Partout. Sans filet de sécurité. Combien de temps pourrais-je tenir dans ce pays, si je devais y rester toute ma vie ? »
Belange met sa main dans ma main et j’ai l’impression de toucher du bonheur brut, du pur, du solide – n’est-ce pas une utopie mille fois plus précieuse que celles qui faisaient tourner la tête aux conquistadors ? Oui, tout ce qui nous arrive est de la circonstance et nous sommes libres, nous sommes libres d’éparpiller nos vies dans la poussière ou de les faire luire comme de l’or.
Un superbe entretien avec l’auteur à propos de cet ouvrage, publié aux éditions Intervalles en 2014, et désormais disponible au Livre de Poche, se trouve sur Mandor, ici.
Traîne-Savane de Guillaume Jan, Livre de Poche
Charybde2 le 7/02/18
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