L'Adolescence en marée d'équinoxe chez Jim Lynch

Magie adolescente, écologiquement inspirée et paisiblement dramatique, le long des golfes et sur l’estran.

Très tôt, j’ai compris que lorsque vous racontez aux gens ce que vous observez à marée basse, ils pensent que vous exagérez ou que vous mentez, alors qu’en fait vous essayez simplement d’expliquer des choses étranges et merveilleuses, aussi clairement que possible. Le plus souvent, je minimisais ce que je voyais, car je ne trouvais pas de mots assez forts, mais c’est la nature même du milieu marin qui veut ça, ainsi que les rivages où j’ai grandi. Il faudrait être un scientifique, un poète et un humoriste pour espérer tout décrire avec précision, et encore, vous seriez souvent loin de la réalité. En vérité, il m’arrivait de mentir en racontant où et comment j’avais découvert certaines choses, mais, exception faite de ces petits écarts, j’avais bel et bien vu ce dont je parlais. Absolument tout. Et même davantage.

Miles a treize ans mais, petit de taille et juvénile de traits, il en paraît facilement trois ou cinq de moins. Fils unique d’un couple vivant au bord du Puget Sound, près d’Olympia, il est devenu, à force de lectures passionnées et d’arpentages infatigables des grèves, un véritable puits de science en ce qui concerne la biologie marine en général, et les espèces vivant sur l’estran, entre les laisses de basse mer et de haute mer (le marnage du Puget Sound, à cet endroit, peut atteindre six mètres) en particulier, science nourrie par la figure de son idole, Rachel Carson (1907-1964) et de son « Là où finit la mer : le rivage et ses merveilles » (même si elle est beaucoup plus connue du public pour « Cette mer qui nous entoure » et, surtout, « Printemps silencieux »).

Ayant chargé à bord de mon kayak une petite pelle, un sac à dos et des sachets étanches, j’avais pagayé vers le nord, au-delà de Skookumchuck Bay. J’avais contourné Penrose Point jusqu’à Chatham Cove, une grève caillouteuse en demi-cercle, bordée de cèdres, peu profonde, qui s’étendait devant moi tel un gigantesque disque scintillant. Il était 2 h 15 du matin, une heure avant la marée basse la plus importante de l’été. La lune albinos était si proche et si éclatante qu’elle semblait irradier de la chaleur. Il n’y avait pas de vent, aucune voix ; on entendait juste le crachotement des palourdes, le sifflement discret de l’eau qui se retire entre les graviers, et de temps à autre, un battement d’ailes. Par contre, il y avait les odeurs : la puanteur de poisson avarié due à la décomposition du goémon vivant, mort et agonisant, des laitues de mer, des palourdes, des crabes, des dollars de sable et des étoiles de mer.
C’était le premier été où je ramassais des spécimens marins pour de l’argent. Je vendais à des aquariums publics des étoiles de mer, des escargots, des bernard-l’ermite et bien d’autres bestioles apportées par la marée. Je livrais également des palourdes à un restaurant d’Olympia, et j’écoulais toutes sortes de créatures auprès d’un marchand de poissons d’ornement – ma gorge se nouait à chaque fois qu’il débarquait avec sa Chevrolet El Camino bleu ciel. Je découvris que tout, ou presque, pouvait se monnayer, et ce fut souvent sous une lune éclatante que je fis mes meilleures pêches. Ce qui aggravait mes insomnies et compliquait le récit de mes aventures, car je n’avais pas le droit de traîner en bord de mer après la tombée de la nuit. L’autre point à souligner, c’est qu’on voit à la fois moins bien et mieux la nuit. On voit même des choses qui, en fin de compte, n’existent pas dans la réalité.

Amoureux transi d’Angie, la fille du juge, sa voisine et amie  – et son ex-baby-sitter -, de six ans plus âgée que lui, rockeuse en diable aux failles psychologiques parfois spectaculaires, complice et confident de Florence, une adorable vieille dame également voisine, lentement gagnée par la maladie de Parkinson, et compagnon d’échappée de Phelps qui lui fournit les muscles et les obsessions de son âge lors de leurs parties de pêche et autres quatre cents coups à imaginer. Cet été-là, Miles O’Malley va faire plusieurs découvertes notables en matière de biologie marine, qui lui vaudront une étonnante célébrité, et en matière de transition adolescente qui lui vaudront d’accéder à un tout nouvel univers, sans rien renier de ce qu’il est déjà.

En passant de la zone de graviers à celle du sable et de la vase, j’aperçus une énorme natice, la grande tueuse de palourdes en personne. Telle une cabine de bulldozer, sa coquille trop petite surmontait son corps, tas de chair suintante qui sillonnait la grève en quête d’une palourde ayant la malchance de se cacher sur son chemin. D’ordinaire, les natices ne se trouvent pas facilement, car elles se terrent en profondeur pour se nourrir. Leurs minuscules langues dentelées percent des trous juste au-dessus de la charnière qui ferme la coquille de leurs proies. Ensuite, elles injectent un décontractant musculaire qui liquéfie la palourde, jusqu’à ce qu’elles puissent l’aspirer comme on sirote un milk-shake. Ce qui explique qu’on tombe parfois sur des champs de coquilles vides percées au même endroit de petits trous parfaits. Comme si quelqu’un avait essayé de fabriquer un collier sous terre. Comme si on venait de découvrir le lieu d’un carnage où une famille entière de palourdes avait été victime d’un règlement de comptes de la pègre.

Avec ce premier roman publié en 2005 (traduit en français par Jean Esch en 2008 aux éditions des Deux Terres (sous le titre « À marée basse »), puis, avec une traduction révisée (sous le titre « Les grandes marées »), chez Gallmeister en 2018), Jim Lynch réussit un réel miracle d’équilibre entre la rigueur documentaire écologique (avec un sentiment d’urgence rondement et subtilement mené) et la passion communicative vis-à-vis de la biologie marine, d’une part (la présence de Rachel Carson est manifeste, et attachante, mais certaines lectrices et lecteurs songeront aussi au Canadien Peter Watts, lui-même spécialiste des mammifères marins, et au premier tome de sa trilogie des Rifteurs« Starfish »), la joie post-enfantine sachant communiquer le perpétuel émerveillement qu’inspire l’estran, ses beautés et ses drames (induits ou incidents), d’autre part, mais encore, comme un ciment magnifiquement mis en œuvre, la délicatesse de ce passage spécial à un âge « presque » adulte, dans les cahots heureux et malheureux de l’existence. Un très beau texte, qui augurait déjà d’un auteur à part, pour annoncer, huit ans plus tard, la petite merveille d’agencement et de tendresse rusée que constitue son « Face au vent ».

Quand nous atteignîmes le rivage, je les traitai comme des élèves de primaire. Je leur dis de glisser la tête entre les rochers pour écouter les bernacles claquer leurs portes. À l’instar de la plupart des gens, ils n’arrivaient pas à croire que ces petites croûtes bosselées abritaient des animaux vivants, et encore moins des bestioles qui retenaient hermétiquement de l’eau de mer dans leur coquille chaque fois que la marée se retirait. Je leur expliquai comment les vers tubicoles se recroquevillaient ou emprisonnaient de l’eau à l’aide de filaments qui fonctionnaient à la manière de bouchons, puis comment les natices se contractaient en faisant coulisser des portes elles aussi, ou encore comment les crabes et les puces de sable s’enterraient sous les pierres pour rester le plus humide possible jusqu’au retour de la mer.
Après quoi, je déambulai sur la grève en leur indiquant où ils devaient marcher pour ne pas risquer de s’enliser dans la boue. Je leur fis remarquer que dans la mer la vie s’invitait en chaque chose, chaque interstice, chaque coquille, et même entre les grains de sable. S’ils ralentissaient l’allure et laissaient errer leurs regards, ils s’apercevraient qu’une bonne partie de ce qui leur semblait figé bougeait en réalité, à l’image de ces treize minuscules bernard-l’ermite que je leur désignai, avec leurs coquilles identiques de bigorneaux à carreaux marron et blanc. Je leur montrai la vie qui se superpose à la vie, les bernacles et les berniques collées sur des huîtres, elles-mêmes accrochées les unes aux autres, et montées sur le dos de coquilles plus grosses, avec des bernacles par-dessus tout ça, comme s’il y avait eu une soirée Super Glue la veille.

Les Grandes marées de Jim Lynch, éditions Gallmeister
Charyybde2 le 5/02/18

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