Et si l'avenir était : tueur à gages de proximité ?
La vertigineuse carrière d’un chasseur-pisteur amazonien, devenu tueur à gages de proximité pendant trente ans.
Cela faisait environ trois heures que Júlio épiait le pêcheur Antônio Martins en pleine jungle amazonienne, à la frontière du Maranhão et de la partie nord de Goiás – actuel État du Tocantins, fondé en octobre 1988. La chaleur était intense. Mais il avait étrangement froid, et son estomac était noué. Tapi entre les arbres séculaires, dont certains mesuraient plus de quarante mètres, il maintenait sa carabine pointée sur le pêcheur. Depuis les fourrés, il voyait Antônio assis dans sa pirogue sur un bras du rio Tocantins. Il savait parfaitement quoi faire. Mets-lui une balle dans le coeur et on n’en parlera plus, se disait-il. Pour un garçon qui venait d’avoir dix-sept ans et n’avait jamais tiré sur personne, la tâche n’était pas aussi simple.
Publiée en 2006 au Brésil, traduite en français début 2018 par Hubert Tézenas chez Métailié, « 492 » est la confession, largement authentifiée, d’un tueur à gages ayant connu une carrière de plus de trente ans, recueillie patiemment, essentiellement au téléphone avant une rencontre finale, par le journaliste d’investigation Klester Cavalcanti. Sans tourner au catalogue des 492 assassinats (d’où le titre) perpétrés sur la période par Júlio Santana, initialement jeune pisteur de jungle et tireur à la carabine particulièrement doué, discrètement convaincu par son oncle lui-même déjà tueur stipendié d’embrasser la même carrière, l’ouvrage fait la part belle aux déchirements intérieurs de ce bon catholique (avec vraisemblablement une part non négligeable d’auto-apitoiement et de reconstruction ex post), a priori également bon père et bon mari, propose quelques études détaillées de cas, permettant d’appréhender les contextes et les méthodes des contrats, mais offre surtout, plutôt en filigrane appuyé, un rare regard sur les réalités sociales et politiques du Brésil entre 1970 et 2005.
Cícero mit trois jours à persuader son neveu de l’accompagner pour un boulot. Il devait tuer un homme à la suite d’une dispute sur un terrain de foot. Le type qui l’avait engagé s’était pris une gifle dans la figure en plein match, devant tout le monde. Sur le terrain même, Leandro, qui avait reçu la claque, avait menacé son agresseur : « Je vais te tuer ! » Mais comme il n’en avait pas le courage, ce fils d’un fazendeiro des environs avait payé Cícero pour le faire à sa place.
– Tu vas tuer ce type seulement parce qu’il a mis une baffe à quelqu’un ? demanda Júlio, nerveux.
– Non, Julao. Je vais le tuer parce que ce quelqu’un m’a payé pour ça. Il faut que tu apprennes un truc. Dans ce métier, on se fiche de savoir si le type est tout gentil ou si c’est un emmerdeur fini. Qu’il ait mis une baffe à l’autre ou violé sa fille, ça n’est pas mon problème. Ce qui compte, c’est qu’on me paye et que le boulot soit fait.
La froideur de cette réponse effraya Julio, mais il se souvient aussi d’avoir admiré la force et le courage que semblait montrer son oncle. Tout le monde n’était pas capable de tuer quelqu’un sans peur, sans remords, sans tristesse.
À l’opposé du John Keller de Lawrence Block et de ses nombreux homologues ou descendants spirituels, nord-américains ou européens, le « véritable » assassin professionnel Júlio Santana est un tout petit prolétaire du crime, remplissant ses missions pour des sommes soigneusement consignées dans son cahier secret, au fil des années, échelonnées entre 1 à 3 ou 4 salaires minimum mensuels : sommes considérables pour un homme venu de rien, certes, mais souvent dérisoires compte tenu des enjeux – et dont l’accumulation patiente lui permettra tout juste, en « fin de carrière », l’achat d’une maison « à la campagne » de quelques pièces avec l’essentiel du « confort moderne », sans aucun luxe. Si certains contrats sont spectaculaires et « classiques » (élimination du rival politique d’un commanditaire, par exemple), la majorité d’entre eux frappera la lectrice ou le lecteur par leur caractère souvent sordide (élimination d’un rival amoureux, d’un employé indélicat, ou encore d’un petit emprunteur ne remboursant pas sa dette), révélateur sans doute du peu de foi en la police et la justice du pays d’une part (les exemples de corruption ordinaire ne manquent pas dans le récit) – et de la sur-représentation d’une culture de l’exemple dissuasif, sans doute -, mais surtout de l’extrême violence à l’œuvre dans les rapports sociaux, bien avant celle dont Edyr Augusto, depuis la mégapole de Belém, quelques centaines de kilomètres au nord du Tocantins, se fait l’écho dans ses rugueux romans noirs contemporains, « Belém », « Moscow », « Nid de vipères » ou « Pssica ».
Malgré lui, il était fier d’avoir participé à cette opération complexe. Après avoir passé toute la journée à filer Anibal, son oncle et lui avaient réussi à faire le boulot. Et, surtout, sans attirer l’attention de personne. Il pensait toujours à ça quand Cícero voulut savoir ce qu’il avait dit à l’homme pour le faire arrêter.
– Je lui ai demandé s’il savait où je pouvais m’acheter un Coca.
– Excellent, Julão. Tu es encore plus main que je ne le pensais.
– Tu trouves ? Vraiment ?
– Et comment. Le coup du Coca, c’était parfait. Tu es né pour ce genre de travail, gamin. Tu as du talent pour ça.
Júlio n’apprécia pas d’entendre son oncle dire qu’il était né pour devenir un assassin. Mais en même temps il trouvait très agréable l’idée d’avoir un talent particulier. Ce soir-là, il resta à la maison avec son oncle. Après avoir dîné de riz et d’œufs au plat, ils discutèrent jusqu’à une heure du matin. Júlio alla se coucher convaincu qu’il devait devenir tueur à gages. Les arguments de Cícero semblaient solides. En travaillant comme pistolero, il pourrait faire des voyages, découvrir plein d’endroits, vivre des histoires excitantes et gagner raisonnablement sa vie. Pour tuer Anibal, par exemple, Cícero lui raconta qu’il avait touché 500 cruzeiros. En un seul jour, son oncle avait encaissé plus de la moitié de ce que lui avait amassé en trois mois de travail dans l’Araguaia. Ce métier de tuer des gens était peut-être difficile, mais l’argent en valait la peine. Quant à sa peur de finir en prison, Cícero affirma qu’elle était infondée. Dans le coin, disait-il, la police ne se mêlait pas des affaires des pistoleros.
Au-delà de cette stupéfiante plongée dans une excroissance révélatrice d’un tissu social bien particulier – et vertigineux, au fil de ces trente ans -, « 492 » offre aussi un zoom impressionnant, en début d’ouvrage (jouant un rôle quasiment fondateur dans la carrière de Julio Santana) sur la guérilla de l’Araguaia : les 70 guerilleros, apparus (les historiens, même conservateurs, s’accordent sur ce point aujourd’hui) après la mise en place de la dictature militaire brésilienne qui prétendait justement empêcher le développement de foyers d’infection socialo-communiste, confrontés à plus de 15 000 militaires menant une guerre contre-subversive impitoyable, abondamment conseillée par les experts américains et français, serviront bien malgré eux de banc d’essai aux « guerres sales » qui ensanglanteront tout le cône Sud latino-américain durant les deux décennies suivantes. Et la manière dont la population acceptera massivement les justifications du pouvoir, dans un contexte d’extrême pauvreté et d’individualisme survivaliste galopant, a de quoi glacer rétrospectivement, et annonçait alors déjà des lendemains bien peu riants.
Ce qu’en dit le blog Encore du Noir est ici.
Klester Cavalcanti, 492, éditions Métailié
Charybde2 le 1/03/18
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