Symbolique extatique du football
Le football en métaphore presque pure des instants décisifs d’une vie.
Créé en 2013 à Bruxelles sous le titre « Raymond » dans une mise en scène de Manu Riche, le texte de ce bref spectacle écrit par Thomas Gunzig a été publié chez Au Diable Vauvert en 2016, s’appelant désormais « La stratégie du hors-jeu ».
Mon père…
Mon père, il disait qu’il était chef de service, mais en fait il n’était pas chef de service. Mon père, il était huissier dans le cabinet Pemmers. Dans le cabinet Pemmers, tu avais le vieux monsieur Pemmers, un huissier avec quarante ans de métier derrière lui. Il avait fait tellement de constats sinistres, d’expropriations injustes, de saisies dégueulasses et il avait trafiqué tellement d’états des lieux que quand tu le regardais dans les yeux, c’était comme regarder dans les yeux d’un poisson mort.
Je ne sais pas si ça existe, l’âme, mais monsieur Pemmers, lui en tout cas, c’était la preuve vivante qu’on peut vivre sans.
Et qu’on peut même vivre heureux.
Avoir des enfants, des petits-enfants, partir à la mer, fêter la Noël en famille.
Et pas d’âme…
Dans les confidences monologuées d’un entraîneur de renom, un soir à l’hôtel, à une jeune femme de rencontre, le football se fait métaphore presque pure. Développant le soliloque des instants décisifs d’une vie, de sélection de moments à la fois profonds et curieusement ironiques, le héros appuie sa démonstration chaloupée de figures empruntées à des souvenirs pour lui essentiels, vus sur les terrains : on retrouvera ainsi la main de Dieu de Diego Maradona ou un fameux huitième de finale Belgique-URSS (dans lequel surgit tout à coup la peu reluisante politique du sport analysée ailleurs par Eduardo Galeano ou Jean-Claude Michéa) mais on écoutera aussi une analyse croisée sur la complémentarité sociale entre le con et le méchant, sur la sournoiserie de l’héritage, ou sur les chemins de traverse semés d’ironies du sort, en un art de la digression qui appelle à la fois le sourire et le respect. Et aussi, plusieurs années avant le tout récent roman de l’auteur, « La vie sauvage », l’importance cruciale de Tarzan dans la construction possible d’un psychisme particulier.
Tu te souviens du 22 juin 1986,
Les quarts de finale de la coupe du monde
le match Angleterre-Argentine.
Maradona qui commence son mouvement.
Il a la balle, il court en zigzag.
Il traverse le mur de la défense.
Il passe à Jorge Valdano mais Valdano loupe le ballon.
Nom de Dieu, Jorge Valdano loupe le ballon ! Jorge Valdano, deux ans avant, au Real de Madrid, il marquait 17 buts en une saison et là, il rate la passe de Maradona.
C’est le genre de truc impossible qui ne peut arriver qu’au foot
Et du coup qu’il rate ce ballon, un Anglais, Steve Hodge, un type tellement agile que quand il courait, on aurait dit un écureuil
Et Steve Hodge,
l’écureuil,
il essaie d’arrêter l’action en mettant son pied.
Il était agile mais c’était une klet de première, ce Steve Hodge.
Entre 1986 et 2004, 24 sélections avec l’équipe d’Angleterre et tu sais combien de buts ?
Zéro.
Je te jure, ce type était tellement maladroit qu’il était même pas capable de mettre un sucre dans son café
Steve Hodge, je ne sais pas comment il était arrivé en équipe nationale
d’ailleurs il a terminé sa carrière en troisième division au Leyton Orient.
Donc Steve Hodge il essaie de rattraper la passe que Maradona avait faite à Valdano mais que Valdano avait ratée.
Et comme il est agile Steve Hodge, il touche la balle, mais comme il est maladroit il met son pied et tu sais ce qu’elle fait la balle ?
Et bien elle monte droit, une belle courbe, et elle arrive pile devant le goal de Peter Shilton. Et Maradona qui n’a pas arrêté de courir, il est là aussi.
Et comme Maradona est là, Shilton : un mètre quatre-vingt-cinq sort de son goal. Maradona et Shilton sont face-à-face avec le ballon loupé de Steve Hodge qui leur arrive dessus en piqué.
Shilton regarde Maradona et pour le regarder, il doit se pencher, comme s’il regardait un tout petit animal
Et Maradona, un mètre soixante-cinq, il regarde Shilton comme s’il regardait l’Empire State Building.
Alors Maradona, il n’hésite pas, il fait un saut olympique.
Dans la nature, la sauterelle saute trois cents fois sa taille.
Mais Maradona, lui, il savait sauter à la hauteur des épaules de Shilton et c’est déjà pas mal.
C’est pas mal, mais c’est un peu juste pour pouvoir shooter correctement
Du coup,
là.
À la vitesse d’un coup de fouet.
Avec la main…
La main de Dieu !
Pile dans le goal !
Un-zéro pour l’Argentine !
La stratégie du hors-jeu de Thomas Gunzig, éditions Au Diable Vauvert
Charybde2 le 21/02/18