Les cacardes des oies argentées de Jen Shyu
Passé sous le radar, l'album de Jen Shyu qui titille à la fois l'expérimental, le jazz et la musique contemporaine en effaçant pas mal de frontières entre genres, instruments et sonorités. On en parle, un peu tard, mais quand même puisqu'il figure dans les 10 indispensables de 2017 auprès des magazines têtes chercheuses qui sont nos sources. Enchantement à retard, mais sincère.
Si la plupart des musiciens expérimentaux font de leur pratique, un mélange de styles, peu ont la réussite de les rendre aussi fluide dans le mélange que la multi-instrumentiste Jen Shyu. Habituée des scènes jazz américaines et enregistrant comme chef d'orchestre et musicienne de session pour Pi Recordings, le travail de Shyu reçoit aussi un accueil favorable de la part du public fan de la musique de chambre contemporaine, de même qu'elle intègre à ses prestations live plusieurs traditions du monde le danse dont les poupées du théâtre invisible javanais. C'est dire que le mélange à plus de deux temps à son actif.
Song of Silver Geese montre d'ailleurs Shyu travaillant en altitude. L'album en neuf mouvements n'étant que la portion congrue d'un spectacle qui en garde les dramatisations et autres ressorts scéniques. On y parle aussi bien l'anglais que l'indonésien, le javanais, le taïwanais, que le mandarin, le tetum wehali, comme le coréen. Centré sur la disparition de ses mentors, l'ouverture de l'album en donne une clef sur “Door 1: Prologue—Song of Lavan Pitinu,” “I’m no longer able to recount in detail the story of my life/Now that it’s twilight and there is so much silence.” (Je n'ai plus la possibilité de me souvenir de tous les détails de ma vie, je suis dorénavant dans un crépuscule assez silencieux.)
Comme une Julie Tippett de l'Est lointain, la musique qui soutient son chant montre une joyeuse sensibilité, à tel point qu'en balançant un motif musical hanté sur ses cordes, elle délivre au même moment des mélodies à la voix qui disent autre chose, autrement, et en finesse, avec une simplicité de ton amenant un grand calme. Alors, quand sa voix se brise, c'est encore avec précision; genre d'étape qui va la mener directement à l'emploi du vibrato pour encore d'autres explorations. Un travail tout en subtilité et précision, ultra-vivant et corporel dans l'émotion, comme a contrario du simple travail de deuil qu'il représente en fait. Mais qui a dit que le deuil se devait d'être morne et effacé, un protestant ? blanc? américain ?
Son écriture instrumentale pour les autres participants est tout autant chavirante et contrastée, à faire jouer côte à côte le Mivos String Quartet, spécialisé dans le répertoire d'avant-garde, avec d'autres musiciens de session jazz plus habitués à son contact au sein de son propre Jade Tongue ensemble. Ainsi “Door 3: Dark Road, Silent Moon” conduit par le Mivos quartet offre de petits soli libérateurs au sein d'un morceau plus construit sur de longues tonalités méditatives.
Plus loin, sur “Door 5 : World of Hengchun”, le jazz pointe son nez rythmé, en invité fugace. Mais c'est sur l'avant-dernier titre que Shyu se livre totalement, elle et ses recettes musicales pertinentes et si nouvelles, “Door 8: World of Baridegi.” C'est bien là qu'on la découvre totalement, avec ses qualités magnétiques; entre improvisation folle et densité conceptuelle assumée. Un sacré paquet d'influences et de contrastes sont ici à l'œuvre, révélant son langage musical, produit d'une étude singulière de la musique et de beaucoup de curiosité assumée dans le mélange des genres à l'œuvre. Une vrai récit, singulier et passionnant, comme a l'air d'être sa vie. On n'en dira pas plus, à vous d'en découvrir l'arc en ciel.
Une découverte qui voyage de monde en monde, de sonorités en tonalités et de mode musical en variations inusitées. Superbe world beat, dans un registre contemporain totalement inattendu.
Han Solos
Jen Shyu – Song of Silver Geese - Pi Records