CHAOS intime en mode antipsychiatrique libérateur
En 150 pages, une quête antipsychiatrique et poétique totale, terriblement politique et monstrueusement intime.
Entre chaque pavillon il y a des jeux pour les insensés, rire joyeux, balançoires et niches, au cas où une petite fatigue viendrait à advenir chez un patient. Et puis, au beau milieu de tout cela, de grands et nobles arbres tropicaux, acajous et amarantes, d’où dégueulent des insectes ailés et de nombreuses lianes humides que beaucoup de fous s’amusent à attraper pour tenter l’heureuse ascension simiesque. Rire joyeux. La Folle n’y a jamais mis les pieds. Elle n’aime pas le rire des singes.
La Folle voit la Ville, petites tours et immeubles résidentiels de taille moyenne, belles maçonneries et architectures d’époque, des fenêtres à travers lesquelles des vies de famille s’écoulent drôlement, passant au rythme des entrées et venues dans les appartements, des jours et des nuits. Elle les observe.
Cela fait longtemps qu’elle est là, elle, à regarder ces fenêtres impudiques et théâtrales faire représentation de belles scènes de famille, avec leurs inhérentes joies et mélancolies, toutes placées entre les quatre murs d’une vie qui vieillit. Anamorphoses. Dix ans déjà, dix ans que la Folle voit depuis sa fenêtre à barreaux quelques vies bourgeoises s’enrider, s’accoupler et se multiplier comme rats, se battre à coups de vaisselle parfois ou se haïr à s’en faire rougir les jugulaires. À en mourir aussi, suicide ou meurtre au nom de l’évangile de la liberté vraie, c’est-à-dire par dévotion. Mourir ou se mentir sur l’autel de cette même foi. Les sacrifices se font toujours par deux.
Internée, pour des raisons qui nous resterons longtemps – et, d’une certaine manière, heureusement – obscures, dans l’hôpital psychiatrique principal d’une capitale africaine que l’on ne connaîtra que comme « la Ville » – incarnée par sa Place des baobabs, la Folle alterne d’intenses moments de lucidité sur ce qui l’entoure et des plages entières de vagabondage mental, sous la pesée permanente d’une masse rouge plus ou moins informe qui orne le ciel à quelques centaines de mètres au-dessus d’elle. Alors que le Psychiatre (peut-être sans innocence réelle) semble l’avoir depuis longtemps reléguée parmi les incurables, l’Interne, à la lecture de son dossier et à son contact, décide de tenter avec elle une échappée belle, un long périple en train vers le pays voisin et « l’Autre Ville », où habite la sœur jumelle de l’enfermée, l’Aînée, artiste alcoolique qui détient – on peut en tout cas l’espérer – certaines clés du mystère de cet enfermement.
Lui, l’Interne, futur obstétricien, encore jeune, il va passer sa vie à faire naître, naître, naître, il est fils de bonne famille, son trajet est tracé on dirait, et la réussite sociale l’attend probablement, c’est comme ça qu’on dit. Il gagnera la fierté de ses parents ! De ses amis, il sera notable, voilà, on l’écoutera, mais cela ne lui fait pas grand-chose, même quand il dira des bêtises, ses paroles auront du poids, c’est sûr, on souhaitera connaître son avis, sur tout, en politique, la psychologie d’un tel ou d’une telle, sur l’actualité scientifique, économique ou internationale, on voudra, on dira C’est le Docteur qui le pense, il sera envié, tu le seras ? Et certains s’identifieront à lui, ils diront Je t’aime bien. Et il aimera cela. Mais pour dire vrai, l’Interne n’a jamais douté d’être bien seul, comme les autres, oui, misérable parmi les misérables, oui, poussière qui redeviendra poussière, ça tourne, ça graine et ça fane, il est souvent déprimé, bien souvent passif. Des millions d’hommes vivent la même vie que lui, tous, tous possédés par le même esprit, le même grillage, le même plan, la stratégie du gain, la conquête de ce qui n’existe pas encore, c’est ça qu’il faudra dire à ceux qui l’envieront, il n’a pas toujours envie… Il s’en rend compte. Il ne sait pas. Mentir. Médecin, pour quoi faire ? Et si spécialisé ! Il aimerait vivre une rupture, une fission douloureuse.
L’esprit de dépendance des hardes grégaires est d’une triste vérité. Il en a conscience, l’Interne. Il est affaibli de le savoir, triste de ne trouver aucune voie de traverse, il a besoin des autres, dans le réseau des fourmilières, il a besoin d’être aimé bien que cela lui semble absurde. Il a des angoisses, il est fragile, mais il sait parfaitement s’oublier dans le silence et le travail. Pour taire son vœu, prendre la tangente.
Avec ce deuxième roman publié chez Quidam en février 2018, trois ans après l’intense et mystérieux « Data transport » aux éditions de l’Ogre, Mathieu Brosseau réalise un véritable tour de force. En 150 pages, tissant méticuleusement, en touches discrètes et néanmoins incisives, les univers de la colonie et de la post-colonie, des métissages, des expatriations et des dominations persistantes, il orchestre un fabuleux récit antipsychiatrique sous couvert de poésie de la mémoire et du chemin ambigu de l’émancipation. Enchevêtrant avec un certain machiavélisme narratif les détours de la grande Histoire (même en seul filigrane) et de la politique impérialiste, d’une part, les méandres de la « Mort de la famille » de David Cooper dans l’intime morcelé, d’autre part, il parvient à construire et saisir – d’une manière qui évoquera aux lectrices et lecteurs aussi bien le redoutable Andréas Becker de « L’effrayable » que la puissante Perrine Le Querrec du « Plancher »– les échos imparables des traumatismes historiques et des blessures personnelles. Triturant la frontière entre l’art et la folie, refuges ambigus et providentiels, jouant d’un réseau serré de métaphores qui savent de faire oublier chaque fois que nécessaire, ne négligeant jamais l’affrontement des corps et des désirs, avec une dose de bestialité qu’Ovide, dont « Les Fastes » forment l’un des exergues du roman, ne renierait pas, Mathieu Brosseau met aussi en œuvre ici un sens affûté du récit aventureux et de la farce ironique et sanglante, mobilisant une verve à la fois poétique et théâtrale pour mixer audacieusement les soleils noirs des indépendances et les histoires de la folie à l’âge actuel – ou presque -, Ahmadou Kourouma et Michel Foucault, Kossi Efoui et Pierre Jourde, Florent Couao-Zotti et Arno Bertina. Sans oublier d’explorer in fine, lorsque la métaphore intime révèle tout ses pouvoirs occultes, les confins du fantastique et du politique que pouvait induire l’autre exergue du roman, « La femme changée en renard » de David Garnett. Avec ce roman court et d’une densité légèrement surnaturelle, Mathieu Brosseau nous étonne et nous conquiert, sans ambiguïtés autres que celle de sa langue, rare.
Il Padrino, lui, était désormais immobile et muet, sur son siège à bascule. Une poche à pisse à droite, une poche à merde à gauche, il portait un bavoir couleur arc-en-ciel qui recueillait la mousse écumeuse que sa langue repoussait par à-coups brefs. Il ne bouge pas le vieux, se disaient ensemble les sœurs jumelles, la vieille a dû lui couper les roustons, à force de les lui ronger, c’est ça l’amour, pas vrai ?
Elles en déduisaient qu’avec l’âge et l’infirmité, on était moins conquérant.
Quand il était beau gars, il avait dû traficoter pas mal, Il Padrino, comprenaient-elles, à venir de l’Autre Ville avec sa palabre, à faire son commerce avec les peuples en guerre, ceux du désert, qu’est-ce qu’il avait dû pavoiser ce conquérant voleur de pièces de musée, pilleur de païens animistes, aspirateur de cultures à recracher plus tard aux archéologues amateurs de ruines, poussières, et qu’est-ce qu’il en vendait des armes pour que les primitifs s’entretuent, munitions aux fous de dieux archaïques, ventes d’œuvres d’art aux opulents, et on tire sur ceux qui ne veulent pas de nos armes, et on écarte ceux qui ne veulent pas de notre culture-la-nôtre, on vend des mitraillettes et avec l’argent récolté, on se fabrique des musées dans la Ville ou dans l’Autre Ville monte des expositions qui inspirent nos peintres en mal de gâchettes, parce qu’il n’y a pas de sang sur les pinceaux, tout se transforme, et dans le désert, ça vend, ça n’arrête pas de vendre, et ça transite comme dans les intestins, la guerre, ça se passe dans les boyaux, il y a un espace pour tout, le lieu des intestins et le lieu du crâne, les militaires se musclent l’œsophage barbare à force de gueuler, et les kalachnikovs caquètent, dessinent le contour des corps étendus, et les agonisants font la même tête que lorsqu’ils sont nés, magnifiques, qu’ils sont beaux ! une bulle sur leur bouche, qui claque, un soubresaut avec le ventre rouge, si beau ! et Il Padrino, il en vendait du sang, de la gouache, et les barbares, eux, pour croire que le monde a une raison d’être, qu’il a la vérité d’un art, et c’est pourquoi ils s’entretuent, la prière, et Il Padrino, il savait ça, il avait des relations à travers le monde, les barbares pensent qu’il y a des idées qui valent mieux que leur propre vie, mais ils ne savent pas que la nature, c’est-à-dire les vagues continues de la matière, est la seule chose qui ait une raison, parce que les hommes, eux, n’ont pas encore leur vrai visage.
Il Padrino avait toujours été une ordure, il n’avait plus de roustons, il voyait le monde comme un réseau de capitaux, un marché de symboles et de faux sentiments dégueulasses. La Bourse des guerres et des Musées, il avait tiré des ficelles, lui et ses amis. (…) Il Padrino et ses pairs avaient passé leur vie à faire croire qu’ils ne faisaient que bouger des flux, fruits de leurs vols et ventes et c’était tout, que ça bougeait comme des cartes sur une table de voyante, un point c’est tout, ils déclinaient toute responsabilité, ne faisaient jouer que des mouvements entrants et sortants, tout naturellement, rien de plus. C’était ça la vie, entrer et sortir. Rien de plus. Entrer ➔ sortir.
Mathieu Brosseau sera à la librairie Charybde (129 rue de Charenton 75012 Paris), pour rencontre, lecture et dédicace, jeudi 8 mars prochain à partir de 19 h 30.
Chaos de Mathieu Brosseau, Quidam éditeur
Charybde2 le 19/02/18
l'acheter chez Charybde ici