Toi, moi et le rêve de nulle part du Kamtschatka
Le voyage insensé comme point d’ancrage paradoxal des existences qui tournoient.
L’homme à l’imperméable reste un instant planté devant le bistro qu’il vient de quitter, il regarde à gauche et part à droite. Sans raison. Les feuilles tombent des arbres et s’élèvent dans le vent. Lui, autant que possible, va vers le bas. Comme l’eau. Ici, aucune pente pour l’emporter ; pas même un flot de passants, tous entraînés dans la même direction . Ne lui reste que son penchant qui, parce qu’à gauche un quelconque aspect lui déplaît, lui indique la droite. Il s’en va donc à droite où il ne veut pas aller. Comme il ne veut aller nulle part, ça n’a pas d’importance. À moins que Nulle part ne soit un lieu. Cette pensée ne traverse pas sa tête à lui qui va son chemin où qu’il mène, mais celle de la femme encore jeune qui a quitté le bistro juste derrière lui et se rend maintenant au travail. Elle s’appelle Sophie. Elle donne un coup de main dans une librairie. Dans la vitrine de laquelle on peut voir exposé un livre qui depuis des mois fait sensation. L’auteur s’appelle Mischa Perm. Ce n’est pas son nom. Seul l’éditeur connaît sa véritable identité. Est-ce le titre qui attire ainsi les lecteurs ? En route vers Okhotsk : qui peut bien vouloir aller à Okhotsk ? Le lieu n’est pas indiqué sur la carte aux couleurs pâles imprimée en couverture du livre, qui représente la région s’étendant de Vladivostok au détroit de Béring et de l’Oural au Pacifique. Au moins la couverture indique-t-elle qu’Okhotsk se trouve dans l’Extrême-Orient russe, en Sibérie. Et tout le monde veut aller en Sibérie. Presque tout le monde. Tant que personne ne doit.
Le protagoniste de « Éloge des voyages insensés », chez Vassili Golovanov, hésite, rêve de faux départ, mais finit par rejoindre l’île Kolgouev ; la bande du « Camion » de Neige Sinno tourne autour de Marseille mais n’envisage pas sérieusement le grand décollage, même s’il faut en parler, bien sûr, encore. Dans cet « En route vers Okhotsk » d’Eleonore Frey, publié en 2014 et traduit en français chez Quidam en ce mois de février 2018 (de l’allemand, par Camille Luscher), l’aiguillon du voyage fou, du départ pour l’extrême Sibérie sur une forme de coup de tête peut-être, agit entre deux immeubles, un bar, un hôtel, une librairie, un centre de santé et quelques quais fluviaux, comme un condensé d’irruption de l’anormalité dans la normalité, aussi pâle soit-elle auparavant. Tandis que la carte fort succincte et les recherches de tel ou tel protagoniste donnent peu à peu leur maigre chair de réel, suffisante néanmoins, à la petite cité portuaire fondée par les Cosaques en 1647, on réalise avec l’auteur fantôme, avec la libraire divorcée dont les enfants rêvent maintenant d’Ithaca et d’Alaska, qu’Okhotsk ne sera pas un « Churchill, Manitoba » comme chez Anthony Poiraudeau. : le voyage jouera jusqu’au bout de sa virtualité révélatrice, insinuant dans ces quotidiens à dérégler son poison vivace, tenace et peut-être bien paradoxalement salutaire.
Sophie est assise à la table de sa cuisine. Qui est à la fois table à penser, à lire et à manger. Elle veut réfléchir à ce qu’elle doit faire. En matière Ithaca. En matière Sibérie. Y voyager maintenant avec Robert, c’est exclu, voilà au moins qui est clair. Et pourtant quelque chose continue de l’attirer là-bas ; alors en été ? Pour cela, il lui faudrait laisser partir ses enfants en Alaska. Où n’importe où, là où Jeff les voudra. Cela signifie aussi de devoir oui pour le Noël à Ithaca. Et pourquoi pas ? se dit-elle. Bien obligée de s’avouer que c’est la jalousie qui la retient, rien d’autre. La crainte que ses enfants chéris préfèrent décorer leur arbre de Noël chez Jeff. Et chez sa nouvelle femme. Les enfants chéris sont au lit. Elle les entend s’agiter. Chuchoter. Ils ne se calmeront pas de sitôt. Donc pas de bistro. Alors qu’elle aurait tant besoin de voir Robert, de discuter avec lui de… De quoi au fait ? Comment lui dire ce qu’elle devrait lui dire ? Quand pour elle-même ce n’est pas clair. Qu’elle ne sait en quelle langue lui parler. Un étranger. Elle ignore jusqu’à son nom. S’il est Mischa Perm ou Robert X. L’un comme l’autre ou ni l’un ni l’autre. S’il est vrai que Mischa Perm est mort… Ce qui bien sûr peut être vrai sans l’être. Par exemple si Robert, ou peu importe son nom, s’était séparé de l’auteur de En route vers Okhotsk en le déclarant mort, clôturant ainsi le chapitre. Une fois pour toutes, ou à son gré. De toute façon, il reste celui qui était à Okhotsk. Sous quelque nom que ce soit. Il était deux avec lui-même et d’un coup ça lui a fait trop, pense Sophie. Comme si on pouvait se séparer de son ombre. Surtout quand on ignore qui de qui est l’ombre.
Eleonore Frey profite insidieusement et joliment de son décor urbain brumeux et sur le départ pour nous offrir une tranche de cette convivialité légèrement désespérée qui peut naître à l’occasion des bars et des cafés, refuges fragiles mais plus solides qu’il n’y paraît face aux désolations, comme surent nous le rappeler déjà le Philippe Jaenada de « La femme et l’ours », le Gilles Marchandde « Une bouche sans personne », ou la Ken Bugul de « Mes hommes à moi ». Et la librairie de quartier en carrefour des contingences y apparaît alors presque héroïquement. Et c’est bien dans ces interstices entre le quotidien prosaïque et l’aventure juste de l’autre côté du bout de la rue que peut naître une bien étrange et bien captivante fiction intime.
Alors que ses enfants admirent la mer de nuages en survolant l’océan, Sophie dans sa cuisine boit du thé et pense à Okhotsk. À l’endroit qui, depuis qu’elle a lu le livre de Mischa Perm, incarne à ses yeux la Sibérie quand bien même il n’est pour ceux qui y voyagent pour de vrai qu’un minuscule point dans un horizon en constante transformation, qui jamais ne s’éloigne ni ne se rapproche. Pour enfin s’ouvrir sur la mer d’Okhotsk. Où l’on trouve bel et bien un Okhotsk. C’est-à-dire un endroit, a constaté Sophie lors de ses recherches, qui n’a rien à offrir que le spectacle de son abandon.
En route vers Okhotsk d'Eleonore Frey, éditions Quidam
Charybde2, le 15/02/18
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