Dans une société post-internet, les masques sont devenus une question de survie

Réjouissant prologue : «Le Cloud a implosé, et avec lui tous les secrets les plus précieux de l’humanité, des trafics les plus illicites aux photos de voyage du citoyen lambda, se sont retrouvés à la portée de tous. Désormais, nous évoluons masqués, seul moyen de protéger ce qu’il reste de notre intimité. Bienvenue dans une société post-Internet... »

Si l’on devait vous donner cinq bonnes raisons de vous laisser tenter par cette histoire futuriste ou l’internet est banni, ça pourrait ressembler à celles-ci  :

1 . On ne présente plus Brian K. Vaughan (Saga, Y le dernier homme, Lost…)
2. Internet n’existe plus. Tous vos secrets ont été révélés. Maintenant chacun de nous possède une identité secrète.
3. Retour vers le futur : ça donnerait quoi d’après vous un monde sans internet, sans téléphone portable, et autres technologies actuelles ?
4. L’intrigue et les dialogues truculents. Il y a toi, moi, bref nous en vieux dans un Los Angeles de 2076 : « J’ai aucune barre, t’as des barres, toi ? – Papy, ça fait soixante ans que ton jouet ne fonctionne plus »)
5. The Private Eye a gagné le prix Eisner de la meilleure bande dessinée en 2015

La science qui est toujours devancée par la fiction, ça s'appelle tout simplement la science-fiction et quelques classiques remontent à la mémoire quand on en vient à vouloir jouer à cache-cache pour se protéger en gardant un semblant de vie privée. Isaac Asimov, dans Face aux feux du soleil avait imaginé en 1957,  une société sur une planète éloignée à environnement hostile que, les humains n'auraient de contact que virtuels et que, personne ne pourrait, sur place, les approcher, sauf décision commune.

Mais aujourd'hui, qu'on trouve le Net trop envahissant, on imagine tout autre chose, comme Brian K. Vaughan l'a envisagé en 2015 en créant cette BD.  Les réseaux sont morts: comment vivre après?  Et ça fait un peu  froid dans le dos (aussi!) car, dans cette société les masques sont devenus une question de survie. Les rues sont un carnaval géant. On se déguise en poisson ou zèbre, robot ou alien, car c’est désormais le seul moyen de protéger son identité, après le traumatisme de l’explosion du cloud, qui a dévoilé les secrets de tous et brisé des vies. On se démasque auprès des personnes en qui on a confiance, mais chacun peut explorer plusieurs identités dans le monde réel, comme il pouvait le faire en ligne, à l’époque préhistorique d’Internet.  

« Chaque jeune aura un jour le droit automatique à changer son nom en atteignant l’âge adulte afin de se dissocier d’erreurs de jeunesse stockées chez leurs amis sur leurs réseaux sociaux ». Evoquant le droit à l'oubli et les excès de la transparence, la citation, glaçante, bien qu'étant à moitié une boutade si l'on en croit son auteur, est d’Eric Schmidt, l’ancien PDG de Google. Brian K. Vaughan la rappelle à l'issue de la BD dans un long épilogue qui contient ses échanges avec son dessinateur, l'Espagnol Marcos Martin. Ceux-ci sont d'ailleurs passionnants pour ce qu'ils révèlent du scénario initial et des secrets de fabrication du comics, d’abord paru en ligne avec un premier épisode publié dès mars 2013 sur Panel Syndicate, plateforme créée par leurs soins pour proposer un accès, à prix libre, aux dix épisodes. 

Rappelons que le même Eric Schmidt disait aussi, en 2009, cette fois tout à fait sérieusement : « S’il y a quelque chose que vous faites et que personne ne doit savoir, peut-être devriez vous commencer par ne pas le faire ». Citation que reformule Brian K. Vaughan pour la prêter à l'un de ses personnages (« Tant que vous ne faites rien d'illégal vous n'avez pas à vous inquiéter, si ? »), avant que lui soit rétorqué, en face : « Vous n'êtes pas sérieux ?! C'est ce que les gens ont dit avant le déluge (au temps d'Internet). » 

Le Quatrième Amendement à la Constitution des États-Unis fait partie des dix amendement ratifiés en 1791. Il Interdit les perquisitions et saisies déraisonnables et énonce les dispositions relatives aux mandats de recherche fondée sur des motifs probables.

Ou le fameux débat entre les adeptes de l'argument « je n'ai rien à cacher » opposé aux défenseurs des libertés sur Internet, à l'heure où celles-ci sont de plus en plus menacées. 

« Si la Liberté est actuellement le centre d’intérêt de mon pays, écrivait Vaughan dès 2011, je pense que sa prochaine obsession sera son ancienne flamme, la Vie Privée, en particulier le Quatrième amendement, qui garantit le droit du peuple à être protégé dans sa personne, dans son foyer, dans ses documents et ses effets personnels contre toute recherche ou saisie déraisonnable. »

The Private Eye est surtout un bon polar, avec dialogues ciselés, construction habile et surtout, personnages convaincants. Mention spéciale pour ce papy tatoué, ex-millennial déboussolé sans son Internet, et qui débloque depuis qu'il a ingurgité, comme toute sa génération, une surdose de médicaments censés résoudre les troubles de l'attention. Seul bémol pour la vision un brin réac, bien qu'ironique, de cette génération Internet : une ado, qui se construit comme toute ado contre ses aînés, ne voudrait ainsi pour rien au monde que « nous redevenions une bande de frustrés narcissiques, à nous branler toute la journée sur l’histoire de nos vies ». 

Rassurez-vous, cette uchronie n'est pas encore au programme des cinq géants du Net. La preuve en est que vous y avez accès sûrement par Facebook…  

Félix Guétary le 22/01/18

The Private Eye de Brian K. Vaughan et Martin Marcos, éditions Urban Comics