La perspective zonarde américaine de Jerry Wilson
Dans la dèche avec les clochards au Service des Parcs et Espaces Verts de l’Idaho.
Ce qui rendait ce mémorial ridicule, c’est que les clodos n’avaient jamais aimé One-Beer Bob. Pourtant, quand ils avaient appris son décès et qu’on avait retrouvé son corps noyé et décomposé dans la ravine, les clodos s’étaient immédiatement mis à construire un mémorial en son honneur, un énorme cône formé avec des cailloux de la rivière. Il était posé au centre de la clairière entre les tables de pique-nique et le vieux barbecue en briques. Au sommet était accroché un carré de contreplaqué tordu et fendillé qui servait de plaque funéraire, décoré d’une fleur mal dessinée. Tout autour de la fleur, on avait gribouillé des petits messages dégoulinants de sentimentalisme ou complètement incompréhensibles.
Ayant exercé bien des métiers (de sergent dans l’US Air Force à « park ranger » – ce mélange typiquement américain de garde forestier, de constable rural et d’éboueur d’aires de pique-nique -, en passant par infirmier psychiatrique, concierge, ouvrier dans une usine de traitement des eaux usées, vendeur dans une épicerie, routier, ou encore ouvrier du bâtiment), s’étant longuement imprégné en finesse de cette Amérique des petits et des sans-grade qu’il dépeint avec une fougue rentrée, impitoyable et poétique, Jerry Wilson nous avait déjà donné un aperçu de son art bien particulier chez e-fractions en 2014, avec l’une des nouvelles de son recueil « You don’t live here » de 2013, postfacée par Sébastien Doubinsky, « L’attente ». La version revue, corrigée et augmentée de ce premier recueil, désormais intitulée « A Kind of Kaddish » (ce sont les derniers mots de la dernière de ces 14 nouvelles dont l’assemblage forme un véritable petit roman, épique et poignant), publiée en 2015, paraît en français ce mois de janvier 2018 au Serpent à Plumes, dans une traduction de Sébastien Doubinsky, justement.
« J’ai besoin d’une faveur, dit Captain Kirk.
– Oui, vas-y.
– J’ai besoin de t’emprunter dix dollars pour m’acheter une sandwich et une boisson chocolatée à la supérette. Je suis payé le 15, et je te rembourserai ce jour-là. »
Le 15 de chaque mois était toujours la date de référence de Captain Kirk. Bien qu’il n’ait jamais eu de boulot, il était toujours payé le 15. Ou bien, le 15, il allait rejoindre à pied la côte de l’Oregon, qui se trouvait à quelques huit cents kilomètres de là, pour voir l’océan Pacifique, le dernier tronçon de sa « marche à travers l’Amérique ». Cela faisait au moins trois ans que Captain Kirk avait entamé sa fameuse marche, bien qu’il ait passé la majeure partie de son temps assis à la table de pique-nique sous le sycomore.
Si « L’attente » (que l’on retrouve, remaniée, dans ce recueil complet) présentait une face rude et solidaire de cette faune d’Américains pauvres, développée par l’auteur à partir notamment de sa propre expérience de park ranger à Boise, dans l’Idaho, « Prière pour ceux qui ne sont rien », au fil des mois et des années enchaînées par le personnage principal dans ce rôle souvent ingrat, c’est une plongée encore plus large, plus dense et plus bigarrée dans l’univers de ces clochards pas toujours célestes, loin de là, qui prend forme sous nos yeux de lectrice ou de lecteur en 160 pages. Aux côtés des hobos contemporains dépeints par exemple par le William T. Vollmann du « Grand partout », aux côtés des compassions et complicités teintées de fermeté qui composent l’ordinaire de Dick Swiveller, heureusement, en évoquant certains personnages de John Steinbeck, de Jack Kerouac ou d’Allen Ginsberg, il faut aussi noter le cheminement sourd et oppressant de la dureté individualiste, là aussi, accompagnant parfois inexorablement la folie et le crime, même à relative distance. Certaines des facettes les plus saisissantes de l’envers du décor américain, telles que les expose Larry Fondation dans ses cruelles et tendres vignettes du Los Angeles contemporain – dans « Sur les nerfs », « Criminels ordinaires » ou « Effets indésirables », par exemple – ne prennent que davantage de relief et de contraste en étant ainsi transposées dans l’univers hybride des parcs et jardins de Boise, confrontant la misère, la précarité et les malheurs de l’existence sans parachute à un univers bucolique où la nature est encore omniprésente.
– Bon, les merdes se détachent facilement. Elles ont dû geler à l’instant même où elles ont touché le métal. Quelques minutes avec la brosse, et tout sera comme neuf.
– Que le diable m’emporte, dit Weatherby en regardant Swiveller verser les merdes avec la pelle dans un sac-poubelle en plastique noir, puis brosser le gril. Tu m’épates vraiment, là, Dick.
– Fastoche, dit Swiveller.
– Je suppose cependant qu’un tel talent n’est pas super bien rémunéré.
– En effet, répondit Swiveller, en rassemblant ses outils et le sac-poubelle. Mais c’est le seul boulot que j’ai. »
Peu après le départ de Swiveller, le soleil réapparut et dissipa le brouillard. Des oiseaux pépièrent sur les branches dénudées. Un écureuil brun farfouilla le sol gelé. Weatherby alluma un feu sous le gril et fit frire une tranche de bacon. Il en utilisa la graisse pour cuire des patates coupées en tranches. Il sortit sa vieille cafetière italienne et se confectionna un café bien fort. Avec Ernie endormi sur les genoux, il mangea et sirota son café. La vie semblait si simple.
Avec une tendresse non feinte, même pour les personnages les plus accablants de son aréopage de clochards si souvent prématurément vieillis et malades (l’espérance de vie et le séjour en prison figurent en bonne place, au milieu des insultes de routine, sérieuses ou non, dans leur répertoire commun de recurring jokes), tendresse lucide et désabusée qui pourrait aussi évoquer celle inscrite par Jean-Luc Manet dans son « Trottoirs », Jerry Wilson nous offre une rare tranche de vie et d’épaisseur humaine, écrite au plus près de la peau en lambeaux, arrachée aux recoins pestilentiels d’un rêve socio-économique devenu depuis fort longtemps le cauchemar de beaucoup d’êtres humains, n’en déplaise à tous les premiers de cordée auto-satisfaits.
Prière pour ceux qui ne sont rien de Jerry Wilson, éditions Le Serpent à plumes
Charybde2 le 22/01/18
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